1.2 L’invention de l’industrie pour la période moderne

Les facteurs permettant de définir l’industrie à l’époque moderne sont souvent connus de longue date.


Mais l’invention de l’industrie pour la période considérée passe par une définition précise des termes la caractérisant. Elle doit intégrer l’indispensable combinaison d’un certain nombre de facteurs, connus ou restant à préciser ou à identifier, sans laquelle on ne peut pas parler d’industrie.

Aussi, pour qu’il y ait industrie à l’époque moderne, il est indispensable que se combine la fabrication massive de produits de qualité stable, parfois normés et leur destination régulière au marché ; pour cela, elles doivent dépasser d’une manière nette les besoins d’approvisionnement locaux, intéresser presque toujours des marchés internationaux, comporter parfois une fabrication spécifique pour l’exportation.

☖ L'industrie pour l’époque moderne


Définition

Pour que l’on puisse qualifier une activité productive d’industrie pour l’époque moderne, il est indispensable que soit présent et d’une manière combinée trois séries de facteurs portant sur les caractéristiques propres à l’espace de production, l’intensité de la fabrication dans un espace donné, les types de débouchés. Ces trois séries de facteurs peuvent être résumés ainsi :

Production massive de produits :

  • spécifiques, parfois normés,
  • de qualité quasi constante,
  • dépassant d’une manière nette les besoins d’approvisionnement locaux,
  • avec présence éventuelle d’une fabrication spécifique destinée aux marchés d’exportation.

Production dans des espaces productifs spécialisés :

  • villes manufacturières et villes industrielles,
  • aires de spécialisation productive, voire territoires industriels – aux contours mouvants – incluant campagnes et villages, éventuellement villes, dans lesquels le pourcentage de la population œuvrant dans l’industrie – en totalité ou partiellement – est nettement supérieur à la satisfaction des besoins locaux en produits manufacturés.

Produits destinés au commerce de grande ampleur impliquant :

  • la fourniture régulière des marchés,
  • des destinations extérieures à la zone de production.

L’activité est souvent peu capitalistique ; elle mobilise une main-d’œuvre importante en lien avec une faible productivité due à une mécanisation modeste. Cela ne signifie pas immobilisme des techniques, la période moderne étant aussi marquée par des innovations et des mutations de savoir-faire fondées notamment sur la diffusion d’invention plus anciennes : batteries de maillets pour les foulons et les moulins à papier, mise au point et perfectionnement des procédés de sidérurgie directe (comme la forge à la catalane), généralisation de l’hydromécanique pour actionner les soufflets des forges, etc.

L’industrie est, de tous temps, à la fois urbaine et rurale. Toutefois, la métallurgie (forges, hauts et bas fourneaux) s’est essentiellement développée dans les campagnes, au plus près des sites d’exploitation des matières premières et des sources d’énergie : bois et eau d’abord. Mais le textile a surtout été urbain jusqu’à la fin du Moyen Age. Il le reste en partie à l’époque moderne, notamment à travers des centres plus ou moins grands, plus ou moins réputés : dans la soierie (Lyon, Nîmes), le coton (Rouen) et la draperie (dans le nord : Sedan, Louviers, Abbeville, Amiens, Lille, Elbeuf, Reims, dans le sud : Carcassonne, Mazamet, Limoux, etc.). Avec la ruralisation partielle de la draperie et de l’industrie toilière, l’organisation de la production à souvent reposée sur la « manufacture dispersée ». La fabrication s’effectue, en partie seulement, chez les donneurs d’ouvrage qui répartissent le travail auprès d’une main-d’œuvre urbaine disparate – tant par le statut que le niveau de qualification –, travaillant à son domicile ou dans un atelier.

Au XVIIIe siècle, la forme manufacturière concentrée se développe. Le mot de « manufacture » est toujours employé. On relève aussi l’emploi de celui de « fabrique » et d’« usine », quoique l’historien préfère souvent réserver ces termes à la période contemporaine pour qualifier un lieu de production mécanisé de la « révolution industrielle ». Pour ces raisons, les chercheurs ont inventé le terme de « proto-fabrique » pour désigner un immeuble ou un regroupement de bâtiments industriels apparus dans le dernier siècle de l’Ancien Régime, rassemblant la totalité ou presque des opérations techniques, conçu comme un espace clos, entouré de murs, rappelant une caserne par sa forme et la discipline qui le régit. On trouve ces formes dans l’industrie cotonnière, à travers les constructions des manufactures royales de Darnétal, de Saint-Sever, d’Hellot et de Massac à Rouen, ainsi qu’avec celles des manufactures de Sens, de Besse et de Bugey. Toutefois, la majorité des proto-fabriques ne regroupent que rarement la totalité des opérations de fabrication, comme dans l’industrie lainière. Ainsi, sur les douze manufactures royales de draps fins du Languedoc, onze d’entre elles n’intègrent pas le tissage dans leurs murs et ne le font que partiellement pour la filature. Seule Villeneuvette abrite la totalité des stades de l’élaboration des étoffes. Cependant, cela ne signifie pas que toutes les opérations sont effectuées dans la manufacture ; même à Villeneuvette, la majorité des travailleurs est extérieure à la proto-fabrique.

Toutefois, si les manufactures concentrées et les proto-fabriques se développent, le recrutement se fait dorénavant surtout et massivement dans le monde rural. Alors que l’industrie médiévale a d’abord été urbaine, l’industrie de la période moderne devient progressivement à dominante rurale. On attribue cette mutation à la volonté des donneurs d’ouvrage de contourner les contraintes imposées par la structuration des métiers urbains. En recrutant des ruraux, ils s’appuyaient sur une main-d’œuvre malléable prête à accepter des conditions de travail faiblement rémunératrice et hors de tout cadre corporatif. Mais il ne s’agit pas seulement de produire différemment ; il faut aussi fabriquer plus afin de répondre à une demande croissante. Au XVIIIe et même au siècle précédent, si les draps fins sont concernés, les marchés réclament encore plus des étoffes de qualité moyenne ou médiocre. La poussée démographique européenne l’explique en partie. L’extension des marchés internationaux en fournit une autre cause. Les débouchés de l’industrie au Moyen Age étaient d’abord ceux de l’Europe du Nord-Ouest et du monde méditerranéen. A l’époque moderne, s’y ajoutent ceux de l’Orient – du proche à l’extrême –, de l’Afrique et surtout des Amériques. A l’élargissement des horizons correspond un accroissement des volumes expédiés favorisant un essor des industries, notamment textiles. La productivité du travail évoluant peu, les donneurs d’ouvrage n’ont d’autre solution que d’accroître les effectifs de main-d’œuvre afin de répondre à la croissance des marchés. En effet, « l’offre de travail de la ville et des faubourgs n’étant pas indéfiniment extensible, chaque manufacturier cherch[e] à se constituer […] un bassin d’emploi campagnard ». Ainsi Sedan développe une « manufacture aux champs » dans un rayon de 10 à 20 km autour de son centre. A Carcassonne, le recrutement des ruraux s’étend jusqu’au Pays d’Olmes, aux marges du comté de Foix, soit à plus de 60 km de la grande place drapière languedocienne. On touche là aux limites extrêmes de l’extensivité de l’aire de production mais cela en démontre aussi sa souplesse.

Celle-ci repose sur la forme d’organisation du travail. Dans les grandes manufactures de l’industrie lainière, elle repose sur le « Verlagssystem » ou « putting out system » dans lesquels une partie importante de la fabrication, l’essentiel souvent, est réalisé au domicile de la main-d’œuvre sous contrôle d’un donneur d’ouvrage. Car, au centre du système se trouve ce que les sources historiques appellent le « marchand » ou le « fabricant », dénominations qui rendent imparfaitement compte du rôle réel joué par ces acteurs de l’industrie. Les documents permettent aussi de relever l’emploi du mot « entrepreneur », rarement présent en général, mais régulièrement employé pour désigner ceux qui dirigent les manufactures royales de Languedoc entre la fin du XVIIe et la fin du XVIIIe siècle. Aussi, l’historien leur préfèrera les catégories de « verleger » ou le synonyme français de « marchand-fabricant » qu’il a créées. Car elles reflètent mieux l’étendue de leur action consistant à maîtriser l’acheminement des matières premières et des demi-produits, à donner l’ouvrage à réaliser à la main-d’œuvre, à en payer la façon, à négocier enfin le produit fini ou semi-fini. Quoique le modèle soit ancien, il se développe à l’époque moderne et son originalité réside, à cette époque, dans sa ruralisation. Dans le textile, les marchands-fabricants cherchent d’abord à recruter les fileurs, cardeurs, peigneurs et tisserands qui leur manquent. Ils les trouvent parmi la main-d’œuvre rurale dont les activités, qui ne sont pas seulement agricoles, ne satisfont pas à tous les besoins du ménage, l’activité industrielle représentant un complément souvent indispensable à sa survie économique ; les ruraux deviennent alors des « paysans-ouvriers » ou des « paysans-fabricants » dans la cadre d’une pluriactivité systémique. Toutefois, remarquons qu’ils sont souvent déjà des prolétaires et lorsqu’ils s’engagent dans l’industrie ils sont, dès le départ, de véritables « ouvriers ». Pourtant, constatons avec Hans Medick qu’un rural engagé dans l’industrie, quelle que soit son niveau de propriété foncière et d’indépendance économique qui y est lié, reste par son système de valeurs un paysan-ouvrier. Car, dans le Verlagssystem, les ruraux ne possèdent pas la matière qu’ils transforment. Ici le terme « ouvrier » ne recouvre pas seulement l’acception ancienne de « celui, celle qui travaille de la main pour différents métiers », il est aussi celui qui œuvre pour le compte d’autrui « sans fournir rien de plus que la façon, qui [lui] est payée » (Littré). En cela, l’ouvrier est dépendant du verleger, pleinement entrepreneur d’une industrie capitaliste, quoique dispersée dans son organisation productive et faiblement mécanisée.