2.2 Les contrastes d’un long XVIIe siècle

Il serait erroné de considérer le long XVIIe siècle français comme étant celui de la crise générale, continue et séculaire. Si cette approche peut s’appliquer à l’Espagne en général et à l’Italie du nord, elle ne peut l’être à la France qui connaît plutôt une série de crises successives et une autonomie de croissance de l’industrie par secteur ou localisations industrielles.


La difficulté qu’éprouve l’historien à dépeindre le tableau d’ensemble réside dans l’impossible quantification par manque de données chiffrées suffisamment nombreuses, continues dans le temps et vérifiables.

La deuxième moitié du XVIe siècle est marquée par une phase globale de ralentissement industriel correspondant à la période des guerres de Religion ; si la crise, dans les provinces françaises, n’a souvent ni la même durée ni la même ampleur et si des chutes sévères côtoient des rebonds spectaculaires au cours de cette période, on ne doute pas du redémarrage de l’activité industrielle sous le règne d’Henri IV et durant la première moitié de celui de Louis XIII : l’activité lainière et la soierie sont prospères et la sidérurgie est le théâtre de reconstruction et de création de nouvelles usines ainsi que de l’allongement de leur durée de fonctionnement. En revanche la période qui court de la décennie 1630 aux années 1670/1680 est bien une période dépressive. L’industrie lainière paraît être la plus affectée ; il est vrai qu’il s’agit de l’activité qui dépend le plus de la demande paysanne qui s’effondre du fait des crises d’origine agricole – particulièrement violentes au cours de cette période. Le bilan portant sur la sidérurgie, moins dépendante des achats paysans, est plus composite car marqué par des différences régionales. Mais la crise de l’industrie française ne peut se résumer aux difficultés bien réelles liées à la conjoncture ; trop de secteurs productifs souffrent d’inadaptations structurelles. Si le contexte français occupe une place importante au sein des origines de la crise, les changements internationaux sont tout autant décisifs. Ainsi, le reflux des échanges avec les colonies espagnoles inaugure une nouvelle phase de concurrence entre les manufactures de l’Europe de l’Ouest. Les Anglais, qui connaissent des difficultés dans leurs fabrications traditionnelles, misent à leur tour – après les Flamands – sur les « nouvelles draperies ». Leur production, parce que destinée d’abord à l’exportation, explose et concurrence durement les manufactures françaises dans la fabrication de draperies légères. Quant à la draperie de qualité, Anglais et Hollandais bousculent les Français sur les marchés, en Méditerranée notamment. La fabrication française souffre d’un manque d’innovation en matière de produits, d’un rapport qualité/prix insuffisant, d’un manque cruel de capitaux propres que le réseau bancaire balbutiant ne permet pas de suppléer. La fin du règne de Louis XIV est plus mitigée quoique affectée globalement par la stagnation ; si la sidérurgie est encore marquée par un développement régionalement contrasté, le textile offre une image assez proche avec des manufactures plus ou moins touchées en fonction du niveau de rétrécissement de leurs marchés. On observe aussi de belles réussites et des récupérations sensibles, comme dans l’industrie lainière.

S’il est difficile de mesurer avec précision les mouvements de la production par secteurs industriels, on dispose de données incontestables quant aux mutations structurelles de la période qui attestent du renforcement de l’industrie française. Un des facteurs importants porte sur l’extension du royaume, notamment entre 1659 et 1697, car les territoires conquis sont souvent d’importants espaces industriels. Ainsi la métallurgie gagne de très nombreuses implantations à l’est du royaume avec l’intégration de la Franche-Comté et de l’Alsace, aussi que celle du Hainaut, de l’Artois et du Roussillon. L’industrie lainière profite de l’acquisition de la Flandre avec Lille qui comporte aussi une importante industrie de la toile. Plus encore pour les fabrications en lin, la France gagne surtout le Cambrésis ainsi qu’une partie du Hainaut apportant deux grandes villes toilières au royaume : Cambrais et Valenciennes.

Le renforcement des activités productives tient aussi à l’amorce du redressement industriel de la fin du règne de Louis XIV qui n’est pas sans rapport avec les effets produits par la politique industrialiste voulu par Colbert. Prosper Boissonnade se faisant l’interprète du ministre écrit :

« [qu’]en 1662, la France fait figure de vaincue. Elle est submergée par les importations de [ses] rivaux ». Moins de dix ans plus tard, le même historien note que « c’est avec une joie triomphante que [Colbert] évalue en 1669 et 1680 les profits réalisés par notre industrie “qui s’augmentent tous les jours […] et qui amènent dans le royaume plus d’argent qu’il n’y en a peut-être jamais eu”[14]

Si les résultats sont loin d’être aussi spectaculaires que le ministre le déclare, la politique industrielle développée par Colbert pose les bases structurelles porteuses d’avenir. La politique volontariste de l’Etat trouve peut-être sa plus grande force dans les investissements considérables réalisés durant quelques décennies et qui concernent le domaine de la guerre. Le plus spectaculaire est l’exceptionnel effort réalisé dans le développement des arsenaux et de la marine de guerre aux conséquences industrielles souvent sous-estimées par les historiens. La volonté de doter la France dans ce domaine ne date pas du règne de Louis XIV. Richelieu, conscient de la faiblesse française face à l’Angleterre en matière navale, avait jeté les bases de ce qui allait devenir les trois grands arsenaux français : Brest, Toulon et Rochefort. En créant pour la première fois une flotte royale d’importance, il favorisait aussi le développement des ateliers nationaux de construction navale et les fonderies de canons, comme le montre tout particulièrement le chantier de l’île d’Indret. Mais, à cette époque, la France reste largement dépendante de l’étranger dans l’achat de ses bateaux et de son armement. En outre, la Fronde marque un coup d’arrêt à cette politique ; aussi, en 1660, il ne subsiste plus qu’un embryon de flotte de guerre formé de 18 vaisseaux et l’essentiel de l’armement est importé de l’étranger. La politique d’armement naval est relancée à partir du début du règne personnel de Louis XIV, sous l’impulsion décisive de Colbert et de Seignelay : de 1670 à 1708 le royaume de France possède la première marine de guerre européenne forte de 120 vaisseaux, son apogée se situant en 1690 – avec la victoire écrasante de Béveziers face à la flotte anglo-hollandaise – au moment où la métallurgie française est enfin en capacité à fournir les besoins du royaume en grosse artillerie. Car la France produit toujours plus de canons et de toutes tailles ; si l’on continue de fondre des pièces en bronze dans les arsenaux, on en produit aussi de plus en plus en fer dans les forges privées plus nombreuses. Après 1708, les investissements sont considérablement réduits ; la marine de guerre entre en sénescence puis en décadence dans la première moitié du XVIIIe siècle. Mais du XVIIe siècle volontariste, la France hérite de chantiers navals de grande importance, alors que la métallurgie poursuit son développement en jetant les bases de ce qui fait sa puissance au siècle suivant. Son développement ne concerne pas seulement la marine ; la croissance considérable des armées du roi conduit à doter aussi les forces terrestres de canons de campagne et de toujours plus d’armes individuelles. La politique de fortification systématique des frontières exposées – tant terrestres que maritimes – conduit à fondre aussi des pièces d’artillerie spécifiques.

Mais le niveau de développement de l’industrie métallurgique française ne permet pas de couvrir les besoins en croissance. Il en va différemment des draps d’uniformes que la puissante industrie textile permet de livrer en quantité souhaitée aux armées. Cependant, la croissance industrielle ne repose pas seulement sur des investissements à but stratégique ou devant servir la grandeur du royaume ou du roi, ce qui revient au même. La politique industrialiste conduite par Colbert et influencée par le mercantilisme vise à développer la production pour exporter, limiter les importations et donc enrichir le royaume.

L’industrie textile y occupe une place majeure en raison de son poids, toujours majoritaire dans l’industrie de ce temps. Certaines des fabrications, comme les toiles en lin, répondent pleinement aux objectifs du ministre car elles sont majoritairement produites pour l’exportation dans des proportions parfois écrasantes. Depuis le XVIe siècle, il s’est constitué un arc toilier qui court de l’extrémité occidentale de la Bretagne jusqu’à la Picardie puis, après les conquêtes de Louis XIV, à la Flandre, au Hainaut et au Cambrésis. Si le dirigisme étatique a surtout accompagné l’activité plus qu’il ne l’a contrainte, les règlements n’en ont pas moins influencé la production toilière et déterminé les formes d’organisation de la production ; le cas des toiles « bretagnes » en fournit un bel exemple, du guide général publié en 1676 jusqu’au règlement de 1736, nettement plus contraignant. L’encadrement des manufactures par la monarchie s’accompagne aussi d’une politique fondée sur la guerre commerciale qui a des effets sensiblement différents d’une zone de production à l’autre. Ainsi, à l’extrémité nord de la Bretagne occidentale, se situe le Léon où sont produits les « crées » ; leur développement est spectaculaire au cours du XVIIe siècle, grâce à l’essor des ventes en Angleterre et au marché ibéro-américain. Mais l’apogée est atteint vers les années 1670-1680, les décennies suivantes étant marquées par un effondrement dont la fabrication ne se relèvera jamais vraiment, malgré une timide reprise à partir du début des années 1720, jusqu’en 1740. Jean Tanguy attribue le retournement à la mise en place d’une guerre tarifaire et aux prohibitions successives débutées par la proclamation de l’embargo des toiles françaises en Angleterre le 27 juin 1678. Il en va différemment des « bretagnes », produites principalement dans l’espace du diocèse de Saint-Brieuc étudiées par Jean Martin. Peu portées sur le marché anglais, les fabrications de cette zone bénéficient pleinement de l’appel du marché ibéro-américain ; elles profitent d’une double mutation de structure à partir du milieu du XVIIe siècle : la capacité des Malouins à contourner les entraves à la vente en Espagne et aux colonies conjointement au remplacement, par les colons espagnols, des chemises en laine par celles en toiles de lin – le royaume espagnol étant incapable de répondre aux besoins en produits manufacturés pour la métropole comme pour les colonies.

Le volontarisme étatique est encore plus marqué dans le domaine des industries lainières, de la draperie surtout qui bénéficie aussi de son arsenal réglementaire, les bases en étant posées par la promulgation des règlements généraux de 1669. D’autres règlements plus précis et adaptés à chaque aire de production suivent. De nombreuses manufactures royales ou privilégiées sont aussi créées, sans concerner seulement le textile. Mais les termes sont ici trompeurs : rares sont les manufactures appartenant à l’Etat comme les Gobelins, les tapisseries de Beauvais, la Savonnerie ou Sèvres pour les porcelaines. En réalité, ces entreprises sont presque toutes privées et reçoivent le soutien de l’Etat sous la forme de subventions et de privilèges, tant fiscaux que commerciaux ; leurs entrepreneurs et même certaines de leurs catégories d’ouvriers bénéficient aussi d’avantages personnels. Outre les manufactures royales de draps d’Abbeville, de Sedan, de Languedoc, etc., il faut aussi compter avec la manufacture des glaces de Saint-Gobain ou celle des tapisseries d’Aubusson.


Notes :

[14] Prosper Boissonnade, Le triomphe de l’étatisme, la fondation de la suprématie industrielle de la France, la dictature du travail (1661-1683), Paris, M. Rivière, 1932, p. 5-6.