2.3 Industries anciennes et nouvelles au XVIIIe siècle : une croissance sans précédent

Passée les turbulences économiques du XVIIe siècle et les deux dernières décennies contrastées de la fin du règne de Louis XIV, le royaume entre dans une période marquée par une tendance longue de croissance.


Prises dans leur ensemble, les industries françaises connaissent une progression que l’on peut estimer comprise entre 1,5 % et 1,9 %. Leur poids dans l’économie pourrait alors avoir doublé durant le siècle permettant à la France, première puissance industrielle en Europe sous Louis XIV, de le demeurer peut être à la fin de l’Ancien Régime. Dès les années 1720, la croissance de la production manufacturière profite de l’extension des marchés portée par une accélération des échanges à différentes échelles – du local au grand négoce colonial –, par la croissance démographique et l’expansion agricole. Le XVIIIe siècle se caractérise aussi par une évolution sociale et culturelle centrée sur la volonté d’une partie significative de la population à consommer plus. Alors que la productivité n’augmente pas sensiblement et que les salaires réels ont tendance à baisser, les sociétés cherchent à disposer de plus de moyens financiers pour agir sur les marchés de consommation. Leur levier d’action principal réside alors dans le fait de travailler plus afin de varier leur type de consommation, notamment dans le textile, jouant sur les matières, renouvelant plus souvent les vêtements.

Dans le tissage de la laine, industrie à la fois traditionnelle et représentant la majorité de l’activité textile, la croissance est lente et hétérogène, peut-être d’1% en moyenne par an. Mais pour les draps de belle qualité, elle est presque systématiquement supérieure. En revanche, pour les draperies de qualité moyenne et inférieure elle est plutôt basse voire négative. Cela résulte d’un sérieux freinage que Pierre Léon date de 1750-1760, Denis Woronoff considérant que le ralentissement voire le déclin concerne la plupart des zones lainières jusqu’à la Révolution. En effet si « l’onde sedanaise » et la vigueur de Louviers et d’Abbeville se maintiennent tout au long de la période, les manufactures d’Amiens régressent sensiblement. Les étamines du Mans et du Perche faiblissent alors que celles de Reims se maintiennent. Quant aux cordelats de Mazamet, ils poursuivent leur période de prospérité en contraste avec le reste du Midi languedocien qui entre dans une période de stagnation après 1770, avant que la crise ne le frappe durement dans les années 1780 – l’effondrement carcassonnais débuté en 1783 en représentant une des meilleures illustrations. Comme pour les gammes moyennes du Perche, les tissus de luxe ou de demi-luxe languedociens sont largement dépendants d’un marché unique. Dans le cas carcassonnais, presque toute la production est vendue dans l’Empire ottoman. A cette fragilité s’ajoute une trop forte spécialisation dans une catégorie de draps. L’industrie française des étoffes de laine souffre donc souvent d’une inadaptation structurelle de ses produits et de ses systèmes de production et d’échange ; elle est aggravée par le renforcement de la concurrence internationale dans laquelle les conséquences des guerres et l’évolution des politiques douanières provoquent des mutations de structure sur des temps courts.

Le tissage de toiles en lin et en chanvre, autre vieille industrie du royaume, est aussi en partie affecté par ce contexte. Ainsi les « crées » du Léon entrent dans un déclin irréversible après 1740, les difficultés étant présentes depuis le siècle précédent. Les « bretagnes » qui s’étaient ensuite développées d’une manière remarquable atteignent leur apogée en 1779 au moment où l’Espagne accroît sensiblement les droits de douanes sur cette fabrication, exposant alors durement la fabrication bretonne à la concurrence des toiles de Silésie qui disposent, dès lors, d’un meilleur rapport qualité/prix. Toutefois, la Bretagne, avec la Normandie, le Cambrésis et le Saint-Quentinois auxquels il conviendrait d’ajouter les toiles de Voiron, du Perche, de l’Orléanais et de la Touraine, permettent au secteur d’afficher une croissance de 1,5 % à 2 % par an sur le siècle.

Le dynamisme est encore supérieur dans le secteur de la soie dont le taux de croissance dépassait probablement et assez nettement 2 % par an. Lyon, avec le triplement de ses métiers entre 1720 et 1788 y est pour beaucoup. Mais Nîmes et les Cévennes, qui se sont saisies des productions de gammes inférieures, font probablement mieux : Nîmes, à elle seule, voit s’accroître le nombre de ses métiers de 3,7 % par an entre 1730 et 1789. Le dynamisme est remarquable jusqu’aux années 1770 ; ensuite, les soieries subissent les conséquences de leur dépendance vis-à-vis des variations d’approvisionnement en matières premières, des fluctuations des transports maritimes et des évolutions des règles douanières. Ainsi, la politique protectionniste mise en place par l’Espagne en 1778 provoque l’effondrement de la fabrique de bas nîmoise, révélant les fragilités structurelles d’une monoproduction à destination d’un seul marché. C’est au cours de la même année que la crise frappe Lyon. Les signes étaient perceptibles dès 1772 et les années 1744-1778 marquaient « le dernier rayonnement des somptueux façonnés » nous dit Louis Trénard. Jusqu’à la Révolution, les troubles sur les marchés et la profonde crise de la sériciculture, conjugués au bon marché des tissages italiens, espagnols et anglais plongent la soierie dans une profonde phase dépressive.

Les tissages et les bonneteries de laine, de lin, de chanvre et de la soie sont toujours, au XVIIIe siècle, la base du textile et même de l’industrie toute entière. Mais, à la fin de l’Ancien Régime, la modernité est le fait des industries neuves, particulièrement de celles du coton. Les « indiennes », ces étoffes imprimées aux motifs variés et aux couleurs chatoyantes font l’objet d’une demande en augmentation spectaculaire. Elles sont le révélateur d’une évolution de la consommation d’une partie des européens qui recherchent des produits plus légers, moins durables et adaptés à des goûts changeant alors que les mutations dans les habitudes et les modes de vie favorisent aussi le développement des toiles blanches pour la fabrique des rideaux et des mouchoirs. Mais, au XVIIe siècle, la monarchie avait vu, dans l’engouement pour les cotonnades, une menace pour ses draperies, soieries, toilerie – en lin et chanvre –, d’autant que les produits, venue d’Inde, étaient importés par les Anglais. Pour éviter les sorties de métaux précieux du royaume et protéger l’industrie nationale, la France avait prohibé en 1686 l’importation et la fabrication des indiennes. Mais la demande était trop pressente pour ces produits nouveaux et abordables que Marseille finit par tisser légalement, du fait de la franchise de son port, alors qu’un commerce interlope croît parallèlement. Au XVIIIe siècle, la production des toiles de coton blanche s’est développée, surtout après 1730, comme celle des toiles peintes, Marseille connaissant, du fait de ses privilèges, une exceptionnelle prospérité. Aussi, lorsque la prohibition est levée en 1759, la production explose : la Normandie et l’Alsace occupent la première place dans la production avec Paris et Nantes. L’explosion des importations de cotons bruts – passant de 1 200 tonnes en 1750 à 5 000 en 1789 – témoignent à la fois de la croissance fulgurante de l’activité et de son caractère encore naissant.

Il en est de même des performances remarquables des houillères ; comme le coton, elles annoncent un monde industriel nouveau mais partent d’un niveau de production fort bas : entre 50 000 et 75 000 tonnes par an au début du XVIIIe siècle. En atteignant 600 000 tonnes en 1789, la démultiplication de l’extraction n’empêche pas cette jeune industrie d’être profondément déséquilibrée et insuffisante à satisfaire la demande nationale ; à la veille de la Révolution, Anzin livre, à elle-seule, la moitié de la production française et le pays doit importer 200 000 tonnes par an pour satisfaire ses besoins industriels.

La situation n’est pas différente dans la métallurgie, partie aussi d’un niveau bas. Ainsi, malgré un taux de croissance que l’on peut estimer à 2 % par an au XVIIIe siècle, le royaume est loin de couvrir ses besoins ; en 1772, il faut encore importer plus de 20 000 tonnes de fer car les usines françaises n’en produisent encore qu’environ 65 000. En outre, la dépendance vis-à-vis de l’Angleterre, des états allemands et de la Suède est aussi qualitative, faute de produire suffisamment de métaux à forte valeur ajoutée. Enfin, la production dépend beaucoup de l’évolution conjoncturelle de la démographie des usines et de leur durée de fonctionnement. Ainsi, au milieu du XVIIIe siècle, une partie des forges a cessé de fonctionner ou perdu son niveau de qualité, comparativement à la situation connue cinquante ans plus tôt ; cela provoque une pénurie de pièces d’artillerie après la guerre de succession d’Autriche au point que la marine manque à plusieurs reprises de canons durant la guerre de Sept Ans. Dans les années 1770, la géographie de la production et des approvisionnements ayant changé, la marine est à nouveau parfaitement dotée durant le conflit américain avant que n’apparaissent de véritables complexes industriels dans les années 1780. Ils s’ajoutent au plus grand nombre de petites usines métallurgiques – gagnant aussi parfois en taille – et au progrès dans la durée de fonctionnement.