3.2 L’industrie entre villes et campagnes : le rural l’emporte et les territoires industriels émergent


La ruralisation de l’industrie

Le recours croissant à la main-d’œuvre rurale pour effectuer une tâche de nature industrielle concerne l’essentiel des activités de production ; cela représente une caractéristique spécifique de l’époque moderne. Le textile est certainement l’activité la plus concernée par le phénomène.

Lorsque la Flandre intègre le territoire français, cela fait longtemps que les bourgs et les campagnes se sont mis à produire encore plus de petites draperies que Lille, alors qu’Hondschoote s’est désindustrialisée. Entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle, Amiens voit la part de la fabrication de draperies rurale s’accroître considérablement. Il en est de même à Beauvais, dans une moindre proportion. Le modèle qui paraît progressivement l’emporter est celui de la diffusion de la filature et du tissage dans le monde rural alors que les opérations de finition restent concentrées dans les villes et les bourgs où résident les négociants, maîtres du commerce à longue distance, et les marchands-fabricants donneurs d’ouvrage. Cette nouvelle structure résulte aussi bien d’un processus d’exurbanisation d’une partie de la fabrication que d’un développement rural de manufactures sans antécédent urbain. La production toilière normande est rurale, dès le XVIe siècle, comme celle des crées du Léon breton. L’industrie des petites draperies du Gévaudan, des Quatre-Vallées (vallées d’Aure), du Comminges et du Nébouzan (autour de Saint-Gaudens) disposent d’un caractère rural dès leur croissance au XVIIe siècle. Notons, en outre, que l’exurbanisation n’est pas générale : Louviers continue de concentrer sa production de draps fins alors que la renaissance des productions carcassonnaises, à partir de la fin du XVIIe siècle, se fondent autant sur le renforcement des ateliers urbains que sur le développement des jurandes rurales voisines, associant productions urbaine et rurale. Remarquons aussi que lorsque l’exurbanisation se produit, les temporalités diffèrent d’un espace de production à l’autre. Dans le diocèse de Saint-Brieuc et juste au sud de celui-ci, la production de toiles bretagnes s’effectue d’abord en ville au XVIe siècle, principalement à Quintin, Montcontour et Pontivy ; au XVIIe siècle, ces villes deviennent les centres d’une activité rurale. En revanche, il faut attendre le XVIIIe siècle pour que la fabrication toilière du Hainaut du Cambrésis et du Vermandois gagne les campagnes.

Le processus de ruralisation n’est pas identique pour toutes les branches industrielles. Il en est même qui ont toujours été majoritairement rurale, notamment en ce qui concerne la production des métaux. Aussi, la croissance de la sidérurgie, au cours de l’époque moderne, se traduit d’abord par la poursuite de l’essaimage des forges dans le monde rural, au grès des besoins supplémentaires en fer. Il en est de même des activités de transformation métallurgique dont les activités se diffusent au sein de la paysannerie : la fabrication de clous en fournit un bel exemple. Toutefois, la métallurgie connaît aussi des processus de polarisation. On l’a vu avec la place occupée par les arsenaux ; c’est aussi le cas pour les manufactures d’armes. Mais il faut attendre la fin de l’Ancien Régime pour que soit tentée la première construction d’une fonderie selon les techniques les plus modernes et productives. Au Creusot, à la fin des années 1760, la conscience de disposer d’un site exceptionnelle est acquise. La présence à proximité du minerai de fer des mines de Chalencey et de la Pâture, la présence de houille propre à être transformée en coke conduit à construire le premier établissement français possédant sa production de coke, quatre hauts fourneaux – d’une hauteur de 13 m, soit des géants pour l’époque – et une fonderie. L’initiative privée est portée en 1781 par Ignace de Wendel, épaulé par l’ingénieur anglais Wilkinson, qui crée la Société des Forges du Creusot. Le roi décide de faire du site une fonderie royale pour ses canons en 1784. La première coulée à lieu en 1785. Pourtant, à cette date, et malgré l’importance de l’usine d’un point de vue industriel, le Creusot n’est encore qu’un gros bourg. Il en est de même des autres grandes entreprises sidérurgiques d’Indret, de Ruelle, de Guérigny, de Condé, de Romilly, de Charleville, d’Hayange, etc. Il n’en va pas très différemment de l’industrialisation de l’extraction houillère. Malgré ses performances remarquables au XVIIIe siècle, elle ne repose encore que sur quelques grands centres dont Anzin qui, bien qu’extrayant environ la moitié de la production nationale à la fin de l’Ancien Régime, n’est encore qu’une petite ville du nord de la France.

La formation de territoires de l’industrie

La ruralisation de l’industrie textile favorise la naissance d’aires de spécialisation productive parfois même de territoires de l’industrie, encore balbutiant, offrant l’image de systèmes à travers leur aspect structural – organisation dans l’espace de leurs éléments constitutifs – et leur aspect fonctionnel – c’est-à-dire des processus touchant aux flux, aux évolutions.

Ces espaces pour lesquels il est possible de définir des frontières, quoique mouvantes, regroupent, au minimum, des populations protoindustrielles, mobilisées dans la confection d’un type particulier de produit, recourant à des techniques similaires et à des approvisionnements en matières premières semblables, dépendant de négociants liés à un ou des marchés en particulier, comme on le rencontre dans le Kaufsystem. Ainsi, dans la production des toiles bretagnes étudiées par Jean Martin, l’aire de spécialisation productive du travail du lin, située principalement dans le diocèse de Saint-Brieuc, peut se définir sur la base de ces critères. Tout d’abord, elle se fonde sur l’emploi d’une matière première provenant pour l’essentiel du Trégor et du Goëllo – frange côtière entre Lannion et Saint-Brieuc – produite à partir de graines venues de Zélande et des Pays baltes. Toute une société locale de marchands assurait la fourniture des fileuses. Ces dernières vendaient ensuite au marché leur fil aux fabricants (tisserands propriétaires de leurs moyens de production). Leurs toiles tissées, ils partaient à nouveau au marché afin de les céder « en écru » aux marchands. Ceux-ci les vérifiaient, normalisaient leur longueur puis faisaient procéder au blanchiment ; lorsqu’ils n’étaient pas eux-mêmes propriétaires d’une blanchisserie, ils confiaient leurs toiles à des blanchisseurs – souvent paysan à la fois – contre paiement à façon. De retour chez leur propriétaire, les toiles subissaient les dernières préparations avant d’être mise en balles. Aussi, de l’arrivée du lin jusqu’au départ de la toile des boutiques des marchands, toutes les relations d’échange et de production s’effectuaient à l’intérieur d’une même zone formant système. Le cycle se terminait lorsque le marchand faisait parvenir les bretagnes dans les ports d’où elles étaient exportées ; les négociants de Saint-Malo étaient les maîtres de ce commerce car ils maîtrisaient les marchés transatlantiques auxquels les toiles étaient destinées.

☖ Aire de spécialisation productive et territoire industriel


Aire de spécialisation productive

Il s’agit d’une aire territoriale, historiquement déterminée, évolutive dans le temps, spécialisée dans la fabrication de produits spécifiques exigeant la mise en œuvre de savoir-faire accumulés localement.

✐ Source : Gioacchino Garofoli et al., Industrializzazione diffusa in Lombardia. Sviluppo territoriale e sistemi produttivi locali, Milan, Istituto regionale di ricerca della Lombardia/Franco Angeli, 1983 et Gioacchino Garofoli, « Les systèmes de petites entreprises : un cas paradigmatique de développement endogène », in Georges Benko et Alain Lipietz (dir.), Les régions qui gagnent. Districts et réseaux : les nouveaux paradigmes de la géographie économique, Paris, PUF, 1992, p. 64-65 ainsi que Jean-Claude Daumas, infra cit.

Territoire industriel

Outre les caractéristiques partagées avec les aires de spécialisation productive, déjà définies, les territoires industriels sont aussi une concentration d’entreprises (sans distinction de taille) aux caractéristiques communes, liées entre elles par la division du travail et une forte proximité géographique, et formant une filière plus ou moins complète. On y mesure la présence d’un marché du travail dont la configuration assure la mobilité de la main-d’œuvre. On y détecte le sentiment d’appartenance enraciné dans la pratique d’un métier commun et les relations d’interdépendance internes au territoire. On y observe l’existence d’un patronat doté d’une culture et de comportements communs. On y repère l’existence de règles et d’institutions privées ou publiques, assurant le maintien et le fonctionnement de l’ensemble du système productif.

✐ Source : J.-C. Daumas, Les territoires de la laine. Histoire de l’industrie lainière en France au XIXe siècle, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004, p. 17-18.

Les aspects structuraux et fonctionnels des territoires de l’industrie en constitution peuvent être renforcés lorsque l’organisation de la production est dans les mains de marchands-fabricants, comme dans le Verlagssystem ; possédant une part plus ou moins forte de capital, agissant en tant que donneur d’ouvrage, les Verleger définissent les frontières d’une aire industrielle sur la base du contrôle qu’ils exercent sur les flux entretenus entre les divers acteurs de la fabrication ; cela s’effectue d’une manière supérieure à celle des marchands, car ces derniers ne contrôlent que les apprêts finaux et la commercialisation du produit fini. La manufacture des draps de Sedan étudiée par Gérard Gayot en offre une belle illustration. Ici la matière première est entièrement importée d’Espagne et comprend jusqu’aux plus belles fibres pour tisser des draps très fins. Une ébauche de territoire se structure autour de Sedan fait de villages travaillant pour la manufacture de la ville centre, surtout pour le filage et le tissage. Le marchand-fabricant sedanais contrôle tout ; dès la réception des matières, sa vigilance est constante tout au long de la succession des opérations, dans ses ateliers urbains, comme au domicile des ouvriers. L’aire industrielle mouvante, se définit par un processus complexe d’appropriation par le marchand-fabricant qui possède la matière première ainsi que le drap à ses différents stades de la fabrication et où, remarquent Didier Terrier et Patrick Verley, « quantité de pouvoirs interféraient pour conduire à des effets de domination ».