La première industrialisation, vers 1780 – vers 1880

par Pierre Judet et Jean-Marc Olivier

Cette leçon est divisée en deux grandes parties, l’une donne le cadre théorique et chronologique général de la première industrialisation française, ainsi que sa problématique, tandis que l’autre offre un panel des territoires de l’industrie afin d’en montrer la diversité.


Depuis la « crise » des années 1970/80, la question du territoire a pris une importance nouvelle dans les travaux des chercheurs en sciences humaines et pour les historiens. Certains d’entre eux considèrent qu’il s’agit non seulement d’une composante essentielle du développement, mais également d’un outil susceptible d’affiner les approches en histoire économique[16]. Or la faiblesse des transports de masse donne à la question du territoire une importance plus grande encore pendant la période de la première industrialisation. Pour qui s’intéresse aux trajectoires industrielles, l’approche par le territoire montre clairement que, loin d’être une curiosité ou de constituer une simple particularité, les diversités locales sont riches d’enseignements.

En effet, face au modèle anglais triomphant, la France de la fin du XVIIIe siècle développe une industrie duale, reposant partiellement sur l’imitation du factory system, ou système usinier à l’anglaise, et davantage sur des formes plus dispersées de production, souvent très efficaces dans des secteurs comme la mode, le luxe, l’horlogerie, la lunetterie, les outils ou les articles de Paris (jouets, bibelots etc.). Ce dualisme, partiellement encouragé par la nouvelle législation issue de la Révolution, atteint un premier apogée sous la monarchie censitaire (1815‐1848). Il recule ensuite pendant l’accélération de l’industrialisation intensive sous le Second Empire (1852‐1870), période portée par la phase A du cycle Kondratiev qui favorise la grande industrie.

Elles se révèlent capables de remarquables adaptations au marché et de capacités multiples à inventer ou à innover en s’appuyant sur un large vivier de petits entrepreneurs. Ainsi, elles ne disparaissent pas pendant la longue dépression qui court de 1873 à 1896. Cette dimension de l’industrialisation française a souvent été sous-estimée car il s’agit fréquemment de petits ateliers ou de travailleurs à domicile, autant de mains invisibles que l’historien doit traquer dans les moindres recoins des archives.

Toutefois, les petites industries dispersées demeurent majoritaires, tant par leurs effectifs que par leur poids dans la production et les exportations. C’est au modèle anglais qu’appartiennent les bassins industriels qui se développent sur les gisements de charbon du Nord, du centre‐Est et du Massif central. Des industries de première transformation comme la sidérurgie et éventuellement des industries d’aval s’installent fréquemment à côté des industries extractives. Ces nouveaux bassins industriels se caractérisent par de nouveaux paysages, de fortes densités de population et de nouvelles relations à l’environnement et aux risques. Le Creusot qui bénéficie de la proximité de gisement de charbon et de fer, où le premier haut fourneau au coke français a été mis en activité dès les années 1780, où a été inventé le premier marteau‐pilon en 1840 en même temps qu’en Angleterre, et qui devient le premier producteur de locomotives français dans les années 1860 constitue un cas emblématique de ce type de territoire.

À côté de cela, les structures proto‐industrielles ‐ avec leurs savoir-faire, leurs capitaux et leurs réseaux commerciaux ‐ ne disparaissent pas mais elles connaissent dans certains cas un véritable « deuxième âge »[17], notamment dans le textile où la mécanisation se répand en commençant par le filage du coton. Les territoires du coton, du lin et de laine se transforment mais ne s’effacent pas. Si la fabrique voironnaise du chanvre sombre, elle est très vite remplacée par des usines travaillant la soie pour la fabrique lyonnaise qui connaît une « proto-industrialisation décalée »[18]. Non seulement la vieille métallurgie dispersée ne sombre pas corps et biens, mais elle peut se frayer une voie originale, qualifiée d’« industrialisation douce »[19], comme c’est le cas à Morez ou dans la vallée de l’Arve[20]. Il s’agit donc de comprendre cette voie française complexe vers l’industrialisation d’un vaste espace qui demeure en apparence très rural et agricole pendant le XIXe siècle.


Notes :

[16] Voir notamment, Michel Lescure [dir.], La mobilisation du territoire. Les districts industriels en Europe occidentale du XVIIe au XXe siècle, Paris, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, 2006, p. 2-7.

[17] Didier Terrier, Les deux âges de la proto-industrie. Les tisserands du Cambrésis et du Saint-Quentinois, 1730-1880, Paris, EHESS, 1996.

[18] Pierre Cayez « Une proto-industrialisation décalée : la ruralisation de la soierie lyonnaise dans la première moitié du XIXe siècle », Revue du Nord n° spécial, fasc. 2, U. de Lille III, 1981, 308 p., p. 95-103.

[19] Jean-Marc Olivier, Des clous, des horloges et des lunettes. Les campagnards moréziens en industrie (1780-1914), Paris, CTHS, 2004.

[20] Pierre Judet, Horlogeries et horlogers du Faucigny (1849-1934). Les métamorphoses d’une identité sociale et politique, Grenoble, PUG, 2004.