1.1 L’industrie comme production de biens matériels
Antoine Furetière, dans son Dictionnaire universel paru en 1690, définissait ainsi l’industrie :
« Dextérité, adresse à faire réussir quelque chose, quelque dessein, quelque travail. Cette montre est travaillée avec bien de l’industrie. Il a fallu beaucoup d’industrie pour l’inventer. Ce pauvre homme n’est capable d’aucun emploi ; il n’a point d’industrie. Les hommes se sont assemblés en société, afin de jouir des secours de leur industrie mutuelle, dont les besoins de la vie ont rendu le commerce nécessaire ».Dans le Littré. Dictionnaire de la langue française, publié entre 1873 et 1877, le sens premier d’industrie est l’« habilité à faire quelque chose, à exécuter un travail manuel ». Au sens figuré, le terme est synonyme d’« invention » et de « savoir-faire ». Il définit aussi une « profession mécanique ou mercantile, [un] art, [un] métier que l’on exerce pour vivre ». D’une manière générale et comme à l’époque moderne, il « comprend toutes les opérations qui concourent à la production des richesses : l’industrie agricole, l’industrie commerciale et l’industrie manufacturière ». C’est seulement cette dernière acception qui l’emporte aujourd’hui dans l’emploi du mot et, si l’on se réfère au Dictionnaire Larousse, l’industrie représente les « activités économiques qui produisent des biens matériels par la transformation et la mise en œuvre des matières premières ». Cette définition est pourtant insatisfaisante car elle englobe des activités aux structures du capital, aux formes d’organisation du travail, des outils de production et des marchés extrêmement diverses.
Pour décrire les activités de production revêtant une certaine ampleur à l’époque moderne, nombreux sont les historiens ayant choisi d’employer le mot de proto-industrie – créé par Franklin Mendels – afin de les différencier de celles de la période contemporaine. Encore aujourd’hui des manuels, parmi les plus récents, adoptent cette approche pour qualifier ce que les historiens appelaient souvent aussi, il y a plusieurs décennies, la « pré-industrie ». Pourtant le recours à l’un ou l’autre terme ne convient pas, d’autant que celui mis au point par l’historien américain précité renvoie à un modèle cherchant à expliquer l’industrialisation, même si son inventeur avait fini par concéder :
« qu’il existe de facto deux définitions de la protoindustrialisation. L’acception large englobe toute forme activité artisanale rurale (et même, à la limite urbaine) préindustrielle que l’historien juge utile d’y faire entrer. [En ce sens, elle englobe les] formes d’industries ou d’artisanats ruraux qu’on trouve depuis toujours » .[1]Présentée ainsi, cette définition ne se différencie guère de ce que plusieurs historiens ont observé longtemps avant lui. Ainsi Emile Levasseur avait relevé, quoique rapidement, l’existence du travail industriel dans les campagnes d’avant 1789. Emile Coornaert voyait les campagnes de l’Ancien Régime « saturées d’industries » en lien avec les débouchés du grand commerce d’exportation. C’est encore plus tôt qu’Evgueni Tarlé avait démontré, le premier vraiment, dans un court ouvrage très éclairant, l’importance des industries rurales dont certaines puisaient leurs racines au Moyen Age, frappé qu’il était de leur « énorme extension […] dans toute la France pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle. » Il révélait ainsi le caractère déterminant de la participation des campagnes à la production manufacturière et pointait sa prépondérance pour la première des activités de cette nature : le textile. Il corrélait d’une manière étroite le développement de l’industrie rurale au sous-emploi du monde rural considéré et à la pauvreté des terroirs qu’il exploitait. S’il insistait d’abord sur le caractère complémentaire entre industrie et agriculture, il remarquait aussi l’existence de ruraux entièrement occupés par l’industrie. Il mettait aussi en lumière des modes d’ordonnancement différents en matière d’organisation du travail, des marchés, de la maîtrise du capital. Sa réflexion portait aussi sur l’évolution réglementaire et le rôle joué par les pouvoirs publics, notamment en matière de protection de l’industrie [2], rejoignant ainsi les travaux contemporains de Prosper Boissonnade [3].
Mais les industries rurales décrites par Evgueni Tarlé sont-elles capitalistes ? Ne sont-elles pas seulement interprétées, par les historiens ayant écrit sur le sujet avant Franklin Mendels, comme le dernier sursaut du capitalisme commercial ? Dans les « quatre variétés de l’industrie à domicile » qu’il distingue, Evgueni Tarlé décèle bien des relations qui relèvent du capitalisme productif et nomme d’ailleurs certains donneurs d’ouvrages des « industriels ». Emile Coornaert met en lumière l’existence de marchands aussi « entrepreneurs de fabrication » à Hondschoote ; surtout, il démontre que la deuxième moitié du XVIIe siècle est marquée par l’apparition de marchands-manufacturiers catalysant la concentration industrielle de la ville :
« Comme dans toutes les draperies très évoluées, un petit groupe d’entrepreneurs se forme qui cumulent décidément et l’industrie et le commerce. Deux ou trois exportateurs paraissent continuer la tradition des commissionnaires, – ou de simples facteurs, – de jadis ; mais, dès avant 1650 et surtout dans la suite, les principaux marchands sont en même temps drapiers qui font filer de la laine, possèdent des ostilles en assez grand nombre et ont à leur service une équipe importante de sayetteurs. A la fin du siècle, toutes les ostilles de la sayetterie appartiendront à cinq ou six personnes. Ainsi se constitue peu à peu une catégorie de marchands-manufacturiers, comme il apparaît partout à cette époque en Europe occidentale ».[4]En étant encore plus explicite, Henri Sée, mesurant la croissance de l’industrie au XVIIIe siècle, la lie à l’emprise exercée par le capitalisme commercial. Mais il mesure aussi les mécanismes de la concentration industrielle à l’œuvre, dès cette époque, dus à des « marchands-entrepreneurs ». Enfin, synthétisant ses observations, il conclut en notant que « l’industrie rurale prépare le triomphe de l’industrie capitaliste »[5]. On aurait donc affaire à une industrie avant l’industrie, faiblement positionnée dans sa dimension territoriale systémique, placée imparfaitement dans le processus dynamique de l’industrialisation. Car pour Henri Sée, il ne peut y avoir d’industrie capitaliste qu’à la condition que soient réunis trois critères :
« 1° l’emploi du machinisme ; 2° la concentration de la fabrication dans de grands établissements employant un grand nombre d’ouvriers, concentration grâce à laquelle peut triompher la division du travail ; 3° l’application à l’industrie de capitaux considérables, nécessaires pour la mise en œuvre de vastes usines, douées d’un outillage perfectionné[6]. »Donc, à la veille de la Révolution, Henri Sée considère qu’il n’existe pas d’« organisation capitaliste » de l’industrie française ; il remarque seulement la réalité de « l’influence du capitalisme sur l’industrie [, le] capitalisme commercial [ouvrant] la voie au capitalisme industriel », « la grande industrie capitaliste ne triomph[ant] définitivement qu’après 1840 »[7].
Même si elle conclue à l’existence d’une industrie qu’elle distingue nettement de celle relevant de la « révolution industrielle », la génération d’historiens du premier tiers du XXe siècle ne la connote pas péjorativement. Il en va différemment d’auteurs plus récents. Ainsi Pierre Léon ne proposait-il pas de :
« distinguer nettement “l’industrie”, de nature essentiellement artisanale, tantôt urbaine, tantôt rurale mais toujours statique, et “l’industrialisation”, essentiellement dynamique, sujette à des mutations technologiques, géographiques, économiques et financières souvent brutales, toujours profondes ? »[8].François Crouzet, juste après la découverte des travaux de Franklin Mendels, ne préférait-il pas :
« réserver à l’expansion de ces activités manufacturières [considérées comme] archaïques [et ressortant de “l’industrie”] le terme de proto-industrialisation[9] ? »Marqués par la dynamique, jusqu’alors inconnue, des changements des facteurs de l’offre – matérialisée par le niveau des transformations observables dans la constitution des centres et des bassins industriels –, les contemporains des mutations au XIXe, puis les historiens et les économistes du XXe siècle, ont cru déceler une rupture nette justifiant, à leurs yeux, le fait de réserver l’emploi des termes « industrie » et « industrialisation » aux seules activités de transformation de cette époque, répondant à un certain nombre de critères ; ainsi, l’emploi des termes « industrie » et « industrialisation » devait-il être réduit à la qualification de mécanismes économiques, sociaux et technologiques centrés sur la concentration d’activités de transformation, le recours à des moteurs et à des énergies nouvelles, à la mécanisation centrée sur des techniques modernes, à la croissance des villes et de leur démographie – ouvrière notamment. Aussi Pierre Léon voit-il dans la présentation d’une :
« véritable machine à vapeur [par Watt] qu’il ne cessera de perfectionner, l’inaugura[tion d’] une ère industrielle nouvelle » car, pour lui, « c’est par une véritable “invasion mécanicienne” que se manifestent les transformations les plus importantes »[10].☖ L’industrie des campagnes vue par Evgueny Tarlé
« L’étude [d’Evgueny Tarlé] peut être résumée en ces quelques propositions, qui en découlent tout naturellement :
I. – Le travail industriel dans les campagnes françaises a exercé une puissante action sur toute la production nationale en général, et particulièrement sur l’industrie textile, où son influence peut être considérée comme absolument prépondérante.
II. – Les pouvoirs publics, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ont eu constamment tendance à protéger l’industrie rurale, dans laquelle ils voyaient : 1° un facteur de l’abaissement des salaires, et 2° une source de gains supplémentaires pour les paysans, surtout dans les régions peu fertiles.
III. – La principale cause qui poussait les villageois à s’occuper d’industrie, c’était la pauvreté de leurs terres et l’insuffisance du travail agricole exclusif à leur procurer les moyens nécessaires à la subsistance d’une famille paysanne. Même dans les provinces plus favorisées sous ce rapport, le travail industriel dans les campagnes ne prenait d’extension que dans les parties les moins fertiles du pays : la proximité de marchés, la certitude de débouchés, etc., ne constituaient dans ce cas que des facteurs d’ordre secondaire.
IV. – Les documents parlent le plus souvent de paysans s’occupant d’industrie à côté des travaux des champs et dans les moments de loisir que leur laissait la culture de leurs terres ; ils parlent bien plus rarement de paysans ayant complètement abandonné la terre pour ne demander leur subsistance qu’au travail exclusivement industriel.
V. – Dans la campagne française de la seconde moitié du XVIIIe siècle, on peut noter, à côté de la forme la plus simple de la production industrielle, – c’est-à-dire, du travail exécuté par le producteur sur commande directe du consommateur, – quatre variétés de l’industrie à domicile : 1° travail du producteur pour le marché ; 2° travail du producteur pour le fabricant qui lui fait la commande en vue de vendre ensuite la marchandise, ou pour le commerçant qui lui achète le produit, déjà fabriqué, dans le même but ; dans ce cas, toutefois, il arrive que le commerçant s’adresse non au producteur lui-même mais à l’industriel pour le compte de qui celui-là exécute son travail ; 3° le producteur rural travaille, dans la majorité des cas, sa propre matière première, mais fréquemment aussi, dans certaines régions, celle-ci est fournie par le fabricant, en même temps qu’il donne la commande ; 4° on trouve, mais plus rarement, des traces d’un état de choses où non seulement la matière première, mais aussi le métier constitue la propriété du patron qui le fournit au producteur rural, en lui faisant ses commandes. […]. »
✐ Source : Evgueny Tarlé, L’industrie dans les campagnes en France à la fin de l’Ancien Régime, Paris, Edouard Cornély et Cie, 1910, p. 79-80.
Or, à la fin de l’Ancien Régime, la machine à vapeur n’est est qu’à ses balbutiements avec la pompe à feu de Chaillot. L’association production de coke, fonte au coke et production de fer n’est réalisée qu’au Creusot et seulement à partir de 1785. La mécanisation du filage n’est encore surtout représentée que par la modeste diffusion de la spinning-jenny de Hargreaves spinning-jenny de Hargreaves sur le territoire national à la toute fin de l’Ancien Régime – moins de 1 000 machines réparties d’une manière très inégale en 1790 dans de nombreuses communes de Champagne, Picardie, Normandie, Anjou, Lyonnais, Languedoc et Paris. Les procédés mécaniques susceptibles de développer sensiblement la productivité et à effet profondément transformant – tels les waterframes d’Arkwright et les mull-jennys de Crompton –, n’en sont encore qu’à une timide diffusion ; en 1789, on ne compte que six filatures mécaniques de coton en France.
Aussi, parce que ce qu’il nomme l’« invasion mécanicienne » ne se produit qu’à partir du XIXe siècle, Pierre Léon considère :
« [même si] des formes supérieures de concentration s’esquissent », que « la révolution industrielle […] est loin d’être accomplie et […], à la veille de la révolution politique, demeure très inégale et fort insuffisante. [Il ajoute que] si l’usine apparaît, en 1789, à l’horizon industriel de la France, elle ne constitue qu’un phénomène minoritaire ; elle annonce un avenir fort différent du passé, mais elle ne le crée pas. Le textile, domaine par excellence de la dispersion et de l’archaïsme, exerce toujours une large royauté »[11].Cette approche, de ce qu’il nomme les « primitifs métiers », le conduit à se demander s’il ne faut pas seulement « considérer ce mode d’activité comme un épiphénomène du labeur ancestral du sol », doutant ainsi de la pertinence de l’emploi du mot « industrie » pour qualifier l’essentiel de l’activité productive de l’Ancien Régime.
Or, l’histoire de « l’industrie » ne commence pas avec celle de la « révolution industrielle ». La forme de « civilisation industrielle » qui s’est développée au cours des XIXe et XXe siècles n’en est qu’une partie même si pour certains elle a fini par en représenter le tout. Les archéologues et les historiens travaillant sur des périodes plus anciennes ont pu démontrer que l’industrie existait bien avant les changements observables à l’époque contemporaine. Ainsi, depuis longtemps, les préhistoriens parlent « d’industrie lithique », démontrant l’existence de centres spécialisés de production d’outils en pierre, normés quant à leurs formes et leurs usages, produits en quantité et dépassant les besoins des sociétés locales, nourrissant d’importants flux de circulation à longues distances. Les médiévistes ont tout autant mesuré ces processus de spécialisation dans la fabrication de produits destinés à un négoce de grande ampleur, l’industrie fournissant une production quantitativement importante, régulière, de qualité constante et reconnue à un marché dépassant le local.
Notes :
[1] Franklin Mendels, « Des industries rurales à la protoindustrialisation : historique d’un changement de perspective », Industrialisation et désindustrialisation, in Annales ESC, numéro spécial, 39e année, n° 5, septem¬bre-octobre 1984, p. 987.
[2] Evgueny Tarlé, L’industrie dans les campagnes en France à la fin de l’Ancien Régime, Paris, Edouard Cornély et Cie, 1910.
[3] Prosper Boissonnade, Le triomphe de l’étatisme, la fondation de la suprématie industrielle de la France, la dictature du travail (1661-1683), Paris, M. Rivière, 1932.
[4] Émile Coornaert, Un centre industriel d’autrefois. La draperie-sayetterie d’Hondschoote (XIVe-XVIIIe siècles), Paris, PUF, 1930, p. 303-305.
[5] Henri Sée, La France économique et sociale au xviiie siècle, Armand Colin, 1925 ; Henri Sée, « Remarques sur le caractère de l’industrie rurale en France et les causes de son extension au XVIIIe siècle », Revue Historique, 142, 1, 1923, p. 53.
[6] Henri Sée, « Les origines de l’industrie capitaliste en France à la fin de l’Ancien Régime », Revue Historique, 144, 3, 1923, p. 188.
[7] Henri Sée, « Les origines de l’industrie capitaliste en France à la fin de l’Ancien Régime », Revue Historique, 144, 3, 1923, p. 200.
[8] P. Léon, « L’industrialisation en France en tant que facteur de croissance économique », in Contributions. Première conférence internationale d’histoire économique, Stockholm, 1960, Paris, Mouton, 1960, p. 35-83.
[9] P. Léon, F. Crouzet, R. Gascon (dir.), L’industrialisation en Europe au XIXe siècle. Cartographie et typologie, Paris, éd. du CNRS, 1972.
[10] Pierre Léon, « La montée des structures capitalistes. La réponse de l’industrie », in Fernand Braudel et Ernest Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, t. 2, Paris, PUF, 1970, p. 239 et p. 241.
[11] Pierre Léon, « La montée des structures capitalistes. La réponse de l’industrie », in Fernand Braudel et Ernest Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, t. 2, Paris, PUF, 1970, p. 262 et p. 265-266.