3.1 L’industrie dans la ville


Villes industrielles, villes manufacturières

Au début de l’époque moderne, la fabrication d’objet est encore largement un fait urbain. Toutes les villes possèdent un artisanat plus ou moins important ; moins nombreuses sont celles développant un ou plusieurs secteurs industriels. Le fait marquant de l’époque moderne est l’apparition d’un nombre significatif de villes manufacturières et industrielles dont le nombre s’accroît aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le mot de ville doit être pris dans un sens large et intégrer dans certains cas les bourgs ; en effet, la structure urbaine française n’est pas homogène et si, par exemple, la Normandie, la Picardie et le Nord industriels possèdent un tissu urbain dense, le Midi est dominé par de petites villes et des bourgs qui n’en sont pas moins des lieux d’urbanité, de centralité institutionnelle et économique, les rattachant à la définition de ville dans notre propos.

Les grandes villes sont souvent dépeintes comme des centres de commandement, les activités de production semblant dépendre directement des besoins d’une société fortement hiérarchisée. En réalité beaucoup de villes du royaume, grandes et moyennes, possèdent un secteur manufacturier puissant, et certaines peuvent même être décrites comme de véritables villes industrielles aux activités souvent diversifiées. Lyon paraît occuper la première position dans ce domaine. Son originalité repose sur la place particulière occupée par la soierie. Développée, tout d’abord, au XVe siècle à Tours, du fait de la volonté royale, elle en disparaît avec les guerres de Religion ; en revanche, installée à Lyon en 1536, elle y connaît un développement vigoureux au cours du XVIe siècle. Lyon est aussi un lieu de captation d’autres produits textiles (draps et toiles) qui permettent le développement d’ateliers de finition de pièces destinées aux marchés nationaux et internationaux, de l’Europe lotharingienne notamment. Rouen devient aussi une ville de premier plan grâce à l’importance de son industrie. Connue pour ses draps fins, dès le début de l’époque moderne et pour ses toiles de lin et de chanvre, elle devient le principal centre de production et de captation des productions cotonnières françaises. Beaucoup d’autres villes se développent sur la base d’une diversité industrielle comme Saint-Etienne où mines et métallurgies sont bien présentes, dès le XVIe siècle, ainsi que la fabrication des armes, fondée sur un savoir-faire de haut niveau, auxquelles s’ajoute la soie à la place grandissante du fait du développement de la rubanerie. Nantes fait aussi partie de ces villes à l’industrie diversifiée : pour les textiles de la laine, du lin et du coton et même de soie auxquels il faudrait ajouter, les verreries, faïenceries, corderie, clouteries et raffineries du sucre. Nîmes est aussi une des principales villes industrielles françaises. D’abord dominée par le travail de la laine, la soie s’y développe à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle pour y devenir invasive au XVIIIe siècle, fournissant des produits pour l’habillement masculin et féminin (étoffes, bas, mouchoirs) et pour l’ameublement. Alors que Lyon produisait des étoffes de luxe, Nîmes se spécialise dans des fabrications qui se distinguent moins pour leur qualité que par leur légèreté, leur belle apparence, la compétitivité des prix. La fabrication des étoffes de soie pure (velours, pluches, taffetas, gros de Tours, damas économiques, etc.) ou mélangée (essentiellement des étoffes lisses de type mignonettes dont la chaîne est en soie organsin et la trame en laine), est d’abord une affaire de la ville de Nîmes. La fabrique des petites draperies (cadis et burats notamment), d’abord urbaine, se ruralise dans les Cévennes, les Garrigues et la Vaunage. La bonneterie de soie (fabrication de bas) est d’abord entièrement nîmoise ; elle essaime ensuite dans les villes des Cévennes sous contrôle nîmois. Bien moins industrielle que ne l’est Nîmes, Montpellier n’en dispose pas moins d’une intense activité de production de couvertures en laine et d’une petite industrie cotonnière. Car, si toutes les grandes villes françaises ne sont pas industrielles, elles sont parfois manufacturières au sens qu’elles possèdent presque toutes des espaces spécialisés dans l’industrie et des activités disséminées dans les quartiers. Toulouse possède aussi ses manufactures de laine, de soie et de coton et de tissus mélangés (mignonettes) ; Bordeaux et Marseille, bien que dominés par leurs immenses activités portuaires, participent aussi à la production industrielle.

Approche sectorielle

A la ville, comme à la campagne, les industries de transformation de la laine (tissage, bonneterie) sont les plus importantes. A la fin du Moyen Age et au XVIe siècle, elles restent majoritairement urbaine en Languedoc ; elle concerne les villes de Clermont-l’Hérault, de Lodève, de Carcassonne, Béziers, Saint-Pons, Castres, Limoux, Montréal, Montpellier, Uzès, etc. ; elle s’appuie aussi sur un semis de bourgs situés le long des contreforts des montagnes du Midi. Mais le dynamisme de la draperie urbaine de la première modernité est d’abord le fait d’un croissant manufacturier qui s’étend de la Normandie jusqu’à la Hollande. Une véritable prospérité c’est d’abord emparée des Pays-Bas lorsqu’ils ont adopté la fabrication de « nouvelles draperies ». Ces draperies légères – sayetterie et bourgeterie – connaissent un succès foudroyant à Lille au XVIe siècle, grâce aux privilèges obtenus en 1480 et 1482 empêchant les habitants de son hinterland de tisser et de négocier le fruit de leur peignage et de leur filature. Des bourgs comme Roubaix, Tourcoing, Wattrelos et Hondschoote se saisissent aussi de ce créneau porteur ; ils connaissent une véritable prospérité au XVIe siècle, certains devenant de véritables villes industrielles. Au contact des mêmes influences, de marchés communs et de réseaux d’information similaires, la France du nord et de l’ouest adopte les mêmes types de produits qu’aux Pays-Bas pour des débouchés sensiblement identiques ; aussi, en Picardie et en Normandie notamment, sayes, serges et cadis deviennent des articles de fabrication courante au XVIe siècle. L’essor le plus remarquable est celui d’Amiens où, sous le contrôle de riches négociants ayant accès aux marchés nationaux et internationaux, se développe la sayetterie occupant peut-être jusqu’à 15 000 métiers. Amiens devient une ville industrielle dont la production est majoritairement réalisée dans de petits ateliers disséminés dans ses murs. Il en est de même dans l’organisation productive à Beauvais dont les tissages de draps et de serges en font une ville manufacturière majeure. De son côté, la production de draps fins, bien que ne pouvant pas rivaliser à cette époque ni avec celle de Hollande ni avec celle d’Angleterre, permet de donner une place particulière à Rouen et à Paris comme lieux de concentration des achats puis de finition des produits, ce qui participe à en faire des villes manufacturières. Mais la période du règne personnel de Louis XIV est marquée par le développement de villes industrielles consacrées majoritairement à la grande draperie, encouragé par l’Etat qui octroie des privilèges à cet effet. Si Paris dispose de la meilleure des manufactures de France – avec les Gobelins qui produisent des tissus superfins dont les écarlates sont incomparables –, c’est Sedan qui, après avoir produit des serges, devient la ville de province la plus réputée dans les plus belles étoffes unis tissées à base des plus belles laines d’Espagne. Abbeville est aussi une grande ville du textile et la manufacture : Van Robais lui donne sa réputation. Louviers voit aussi la majeure partie de son énergie consacrée à la production d’une draperie fine réputée, comme à Elbeuf. Dans le Midi, où l’on produit aussi des étoffes de grande finesse, le Languedoc se spécialise dans une gamme moyenne de draps fins – destinés aux marchés levantins – à Carcassonne ou Clermont-l’Hérault. S’il est relativement aisé de brosser le tableau de la draperie fine il serait impossible de citer ici la multitude de villes produisant des draperies communes d’où émergent des centres majeurs comme à Reims, Vienne, Romorantin, Voiron, etc.

L’industrie toilière possède aussi ses villes. Toutefois, l’activité est d’abord dominée par un fort émiettement rural. Les villes sont souvent des lieux de captation d’une production des villages et des campagnes. Si Saint-Quentin est un centre manufacturier important, elle est aussi un lieu majeur de transit des toiles régionales. Elle partage ce rôle avec Valenciennes, plus commerciale qu’industrielle dans le domaine, après avoir subi une phase de désindustrialisation du fait de l’exurbanisation de l’essentiel de sa fabrication. En Bretagne, ce sont aussi les villes-marché qui dominent la redistribution des toiles comme à Landivisiau, dans la zone des crées, Pouldavid et Locronan pour celle des olonnes, Quintin, Montcontour, Corlay, Uzel, Loudéac, Pontivy, dans celle des bretagnes, Noyal-sur-Vilaine, Châteaugiron et Piré pour celle des noyales, etc.

Avec le textile, la France comporte un nombre considérable de villes spécialisées dans l’industrie du cuir. Elles sont souvent associées aux papeteries, grandes consommatrices de colle – indispensable à rendre le papier hydrophobe –, fabriquée à partir de rognures de cuir. La ville d’Annonay, des Canson et des Montgolfier, est de celles-là. Mazamet associe aussi ces deux activités en plus de la draperie en croissance constante. Des villes comme Grenoble se font un nom grâce à leur ganterie. La métallurgie de transformation est aussi largement répandue et là aussi quelques villes émergent, développant une spécialité particulière comme Thiers dans la coutellerie.

La croissance industrielle urbaine est presque toujours le fait de structures existantes. Les villes accueillant toujours plus d’industries, leur espace est investi par les activités nouvelles ou en croissance. Presque partout, le processus centrifuge l’emporte ; mais il est des villes, comme Cambrais et Saint-Quentin, où les banlieues ne s’industrialisent pas, les espaces industriels se partageant entre les centres urbains et les villages et campagnes environnantes au XVIIIe siècle. De nouvelles villes émergent aussi ; elles sont souvent d’anciens villages gagnés par une industrie massive, comme à Roubaix et Tourcoing. Plus rarement, il s’agit de création ex nihilo. Villeneuvette, en Languedoc est, à partir de 1673 et sur la base d’un moulin à foulon, progressivement érigée en bourgade ; elle est structurée autour d’une manufacture royale de draps fins et enclose de murailles ; en 1681, les bâtiments sont achevés et au moins 700 ouvriers y travaillent et y vivent. Une autre manufacture royale pensée comme une cité idéale est établie à Arc-et-Senans par Claude Ledoux, entre 1774 et 1779, pour y accueillir des salines.