1.3 Artisanat, artisan et industrie


Parce que l’industrie à l’époque moderne est faiblement mécanisée et repose souvent sur une main-d’œuvre dispersée au statut professionnel faiblement fixé, nombreux sont les historiens à employer le terme « artisan » pour qualifier certains acteurs de la production industrielle et « techniques artisanales » pour faire référence à l’outillage et aux procédés qu’ils emploient, ce qui n’est pas sans poser problème, car :

« L’étymologie est au fond de la distinction qui existe entre ces deux mots [artisan et ouvrier]. L’ouvrier, de opera, œuvre, fait un ouvrage ; artisan, de ars, exerce un art mécanique. L’artisan est un ouvrier ; mais l’ouvrier n’est pas un artisan. On dit les ouvriers d’une fabrique, et non les artisans » (Littré).

La différence faite dans le Littré entre les deux termes ne l’est pas chez Furetière qui les admet comme des synonymes :

Ainsi, l’artisan est un « ouvrier qui gagne sa vie en travaillant aux arts mécaniques » et un ouvrier un « artisan qui travaille quelque ouvrage ».

L’exercice d’un métier considéré comme art mécanique ne suffit pas à différencier l’ouvrier de l’industrie de l’artisan des métiers. Ce qui caractérise l’artisanat, tel qu’il se constitue au moins depuis le XIIe siècle, c’est « la transformation de matières premières en objets finis ou semi-finis, selon les besoin locaux », le commerce s’effectuant au sein du village et dans un hinterland limité, la consommation urbaine y occupant une place croissante. Ces artisans sont aussi les propriétaires des matières qu’ils transforment à la différence des ouvriers de l’industrie, qu’elle soit moderne ou contemporaine.

Pourtant, presque tous les historiens parlant des industries rurales ont utilisé les termes d’artisan et d’artisanat pour traiter de la manufacture dispersée. Même Franklin Mendels fonde son modèle sur :

« la transformation structurelle d’une région dont la paysannerie travaille de plus en plus à la production artisanale de biens manufacturés destinés au marché extra-local »,

alors que son appréhension de la main-d’œuvre rurale montre la contradiction qu’il y a à recourir à ces termes :

« On notera dans cette liste l’absence du phénomène de formation d’une main-d’œuvre spécialisée et qualifiée, car l’expérience montre que les premières fabriques étaient fort peu exigeantes en matière de qualité du travail, faisant même appel aux enfants. La main-d’œuvre hautement qualifiée que constituaient les ingénieurs et mécaniciens qui construisaient, installaient, ou réparaient les nouvelles machines était plutôt recrutée parmi les anciens horlogers que chez les anciens paysans-tisserands et autres travailleurs ruraux sans instruction, En effet les techniques que devaient maîtriser les anciens artisans ruraux étaient en général très rudimentaires (contrairement au cas des artisanats urbains de luxe ou de précision)[12]» .

Les artisans de Mendels sont en réalité des ouvriers du Verlagssystem ou du putting out system. Salariés depuis l’origine ou prolétarisés au cours du temps, ils dépendent totalement des donneurs d’ouvrage. L’erreur d’appréciation, outre le fait que les termes employés n’ont pas donné lieu à une recherche fine des définitions, tient aussi à la manière de nommer les techniques dont le niveau de développement, avant le XIXe siècle, les fait appeler « techniques artisanales », le qualificatif étant ici synonyme de faible productivité, de simplicité, voire d’archaïsme.

Faut-il pour autant écarter l’artisanat et les artisans du processus industriel de l’époque moderne ? La question se complique lorsque le fruit du travail des artisans ne consiste plus à fournir simplement les besoins locaux mais, du fait des négociants, intègre le système marchand, comme dans le cas du Kausystem. Dans ce modèle, en reprenant l’exemple du textile, les fabricants sont indépendants. Ils possèdent la matière qu’ils travaillent dans leur atelier rural ou urbain, avec leur famille ou employant quelques tisserands. A la différence du Verlagssystem, les sphères de la production et du négoce sont ici souvent nettement séparées : les marchands sont les maîtres de la commercialisation, directement, ou par l’intermédiaire de commissionnaires. Le caractère industriel du Kausystem se mesure aussi par une spécialisation dans un type de production au sein d’un espace productif relativement stable dans le temps. On doit y ajouter la normalisation des produits, souvent présente avant même la promulgation de règlements. Ainsi les marchands sélectionnaient les produits en fonction d’une qualité attendue ; dans le textile, ils faisaient généralement procéder aux opérations de finition, notamment le blanchiment des toiles en lin – si cela n’avait pas été réalisé en fil – et la teinture des draperies, participant ainsi à homogénéiser les produits tout en leur donnant l’essentiel de leur valeur ajoutée.

Parce que le lieu de résidence des marchands et des marchands-fabricants était généralement la ville, parce que leurs boutiques, ateliers, fabriques se trouvaient souvent en milieu urbain, on a généralement conclu que le processus d’exurbanisation de l’industrie, présent dès la fin du Moyen Age, et la croissance rurale des activités de production, tout au long de l’époque moderne, s’accompagnaient du maintien voire du renforcement de la ville comme lieu de commandement de l’industrie. Synthétisant les approches des historiens le précédant et s’appuyant sur ce qu’il considérait comme un « élément essentiel de sa théorie », Franklin Mendels décrivait ainsi le rôle de la ville :

« Elle coordonnait, dirigeait même la protoindustrialisation par ses marchés et ses marchands. C’est de la ville que les marchands du “putting out system” ou du “verlagssystem” dirigeaient la manufacture dispersée dans les campagnes. C’est à la ville que les artisans-paysans indépendants du “kaufsystem” apportaient leurs produits. C’est encore à la ville que se trouvaient les ateliers de finissage et d’élaboration du produit, ceux qui étaient les plus intensifs en capital et en savoir-faire, et souvent donc contribuaient à une part considérable de la valeur ajoutée totale contenue dans le produit fini. C’est de la ville que les marchands grossistes réexpédiaient les marchandises vers d’autres régions. C’est à la ville qu’étaient déversés les surplus alimentaires commercialisés (et la population urbaine bénéficiait réciproquement de l’existence d’une région contiguë assurant son approvisionnement)[13]. »

Cette vision d’une domination unilatérale de la ville doit cependant être nuancée. Les détenteurs de capitaux investis dans l’industrie, les marchands et, plus généralement, les entrepreneurs, sont aussi bien présents dans le monde rural. Les zones de montagne et leur piémont en fournissent des lieux privilégiés car les sociétés y entretiennent une relation forte avec leur environnement : l’économie y étant plus fortement encastrée dans le social que dans d’autres espaces ; la sidérurgie directe des Pyrénées, l’horlogerie jurassienne en donnent de beaux exemples.


Notes :

[12] Franklin Mendels, « Aux origines de la proto-industrialisation », in Bulletin du Centre d’Histoire Économique et Sociale de la Région lyonnaise, 2, 1978, p. 2 et n. 5, p. 5.

[13] Franklin Mendels, « Les temps de l’industrie et les temps de l’agriculture. Logique d’une analyse régionale de la proto-industrialisation », Aux origines de la révolution industrielle, in Revue du Nord, numéro spécial, Tome LXIII, n° 248, Janvier-Mars 1981, p. 28.