3.3 La répartition nationale de l’industrie au XVIIIe siècle


Des industries, rurales, depuis toujours

Dès le début de l’époque moderne, l’industrie ne s’est pas concentrée dans les villes. Certaines activités ne pouvaient développer leurs ressources que dans le cadre de l’existence d’un contexte particulier lier aux ressources naturelles. Dans une approche, certes trop radicale, Pierre Léon ne disait-il pas :

« [qu’il] est déjà des activités qui ne peuvent s’épanouir que dans des conditions déterminées de situation ou de site. Telles sont les industries minières et métallurgiques, la papeterie, la verrerie, les industries céramiques, et même, parfois, les industries du cuir[15]

Toutes les industries ont été d’abord dépendantes de l’eau, à la fois utile en tant qu’énergie et dans son emploi au cours des opérations de production. Les ouvriers des opérations préliminaires du textile, les foulonniers, les teinturiers, les papetiers, les tanneurs, les métallurgistes, etc. ne pouvaient travailler qu’en disposant de grandes quantités du précieux liquide pour laver, dégraisser, chauffer ou au contraire refroidir et, plus généralement, élaborer leurs produits. L’eau représentait aussi la première force motrice de l’industrie. Après l’invention de l’arbre à cames au Moyen Age, sa large diffusion, dès le XVIe siècle, permis, grâce à des roues verticales en dessous ou en dessus, munies de pales ou d’augets, actionnées par la force de l’eau, de transmettre la force produite à différents mécanismes. L’importance prise par l’hydromécanique a donné naissance à un paysage industriel particulier dans lequel les moulins s’égrenaient le long des cours d’eau, laissant apparaître de véritables vallées voire de bassins hydrographiques spécialisés dans un secteur productif, comme pour les moulins à papier et les forges. Dans le cas de la sidérurgie, le processus de polarisation était renforcé par la nécessité de disposer sur place du minerai de fer et du combustible ; pour obtenir de la fonte puis la transformer en fer – dans la sidérurgie indirecte – comme dans la production d’une loupe – dans la sidérurgie directe – il fallait brûler une grande quantité de combustible. Ce dernier était constitué en presque totalité par du charbon de bois. Pour l’obtenir, il était impératif de disposer d’immenses ressources en bois que l’on transformait au sein de charbonnières. Le coût de transport de ces pondéreux étant trop élevé et rendu difficile par des conditions de circulation souvent précaires, les hauts et bas fourneaux étaient installés au plus près des ressources. La sidérurgie n’était pas la seule à être autant déterminée ; les salines avaient tout autant besoin d’être proche des lieux d’extraction et de production de combustibles, l’obtention du sel s’effectuant par chauffage de la saumure dans des poêles, provoquant l’évaporation de l’eau.

Toutefois, il serait faux de réduire l’implantation des industries à ces seuls déterminismes. Tous les lieux disposant d’eau et d’un potentiel en combustible n’ont pas forcément donné naissance à une industrie. Ainsi, les commandes de l’Etat ont influencé le développement des forges du Nivernais puis celui de celles du Périgord et de l’Angoumois. Les choix économiques effectués par les sociétés locales ont souvent aussi primés sous l’emprise ou non d’influences extérieures ; ainsi, la métallurgie des Pyrénées doit beaucoup aux investissements de notables locaux, notamment de la noblesse. Ici, les investisseurs de la sidérurgie sont d’abord des ruraux, déjà à la fin du Moyen Age et au XVIe siècle. Il en est toujours de même dans le comté de Foix, en Couserans et dans le diocèse languedocien de Mirepoix aux XVII et XVIIIe siècles. Les maîtres de forges y sont d’abord des notables locaux qui dominent la sidérurgie grâce à leurs moyens financiers ainsi qu’à leur cohésion sociale due en partie à leurs liens familiaux, comme dans la vallée du Vicdessos. Si les roturiers, notamment les bourgeois et les marchands de fer, sont bien présents, seuls ou en copropriété, les principaux investisseurs sont d’abord issus des grands propriétaires des domaines sylvo-pastoraux appartenant à la noblesse locale parmi lesquels on rencontre l’ancienne noblesse, grande et moyenne : le marquis de Lordat, le marquis de Rochechouart-Faudoas, les Foix-Rabat, les Sales-Gudanes, les Lévis-Mirepoix, le comte de Sabran, etc. Si certains confient leur « usine » en fermage, ils sont nombreux à les exploiter en faire-valoir direct soit par l’intermédiaire d’un « facteur » soit eux-mêmes ; « le marquis de Gudanes exprime [d’ailleurs] d’une façon saisissante la volonté de diriger personnellement ses trois forges » ; il en est de même du marquis de Bonnac, du marquis d’Orgeix, ou encore du seigneur de Niaux ou de d’Allens. Des aires de spécialisation productives fortement spécialisées émergent aussi dans les mêmes conditions. C’est le cas de la fabrication des peignes en buis puis en corne, à partir du XVIIIe siècle, en Pays d’Olmes autour de Belesta. Citons aussi les industries des chapelets du Béarn, généralement associée à d’autres objets religieux et aux boutons. Cette forme d’organisation peut puiser ses origines au sein d’une longue histoire ; l’industrie sidérurgique des Pyrénées démontre d’une structure bien en place dès la fin du Moyen Age. Elle peut aussi s’inscrire dans une dynamique plus brève, comme dans le Jura français où à partir de la fin du XVIIIe siècle, un artisanat horloger enraciné dans le monde rural s’industrialise, sans qu’« aucune cité manufacturière majeure ne domine les nébuleuses initiales ». C’est le même modèle que Peter Kriedte décrit pour les nébuleuses de l’industrie toilière germanique où les paysans propriétaires, disposant d’une certaine aisance, sont les principaux investisseurs.

Dispersion des activités et spécialisations régionales

La difficulté des historiens à définir l’industrie à l’époque moderne, l’observation de la forte dispersion des activités productives et de leur caractère mouvant – dans l’espace et le temps –ont pu conduire les historiens à considérer que la France industrielle ne possédait pas de « région industrielle ». Ce « concept éta[it] à peu près totalement étranger à cette économie », selon Pierre Léon et, pour Denis Woronoff, « l’ubiquité du travail industriel était de règle ». Les quelques « régions d’industrie “lourde” » n’auraient existé qu’en raison de conditions déterministes. Elles s’opposeraient « aux nébuleuses indifférenciées », les plus nombreuses. Elles n’excluraient pas, cependant, l’existence d’une forme particulière qu’est « la concentration nébuleuse » – fondée sur le travail dispersé dans le monde rural – et même de formes supérieures de concentration, quoique rares et plutôt tardives – à partir de la deuxième moitié du XVIIe seulement et présente surtout au siècle suivant.

Cette représentation puise sa source dans l’analyse de la répartition de l’industrie issue de la première phase de la « révolution industrielle » ; la réalité de la transformation en profondeur des branches et des secteurs industriels, la vigueur inédite de la croissance selon des taux totalement inconnus, l’accroissement de la polarisation des activités – au cours du XIXe siècle –, influencent le regard porté sur la répartition de l’industrie à l’époque moderne, conduisant parfois à minimiser les formes particulières de spécialisation spatiale de l’époque moderne et favorisant l’image d’une « indifférenciation généralisée ».

L’espace industriel français n’est pas indifférencié, tout d’abord parce qu’il existe bien des zones à faible densité industrielle voire, plus rarement, où l’industrie est absence. Cela est particulièrement le cas des grandes régions de spécialisation agricoles comme la Beauce, la Brie, le Gâtinais et le Valois et même de l’essentiel du littoral languedocien. Les régions qui ne possèdent pas des mêmes potentialités agricoles n’en développent pas pour autant une industrie, comme en Vendée. De la même manière, presque toute la Provence reste à l’écart, à l’exception notable de Marseille et de l’arsenal de Toulon et de quelques espaces de spécialisation autour de la faïencerie de Moustier ou d’Apt et de la papeterie autour d’Aix. Il en est presque de même de toute l’Aquitaine (sauf Bordeaux, véritable ville manufacturière et d’une partie du bassin de l’Adour – surtout pyrénéenne – pour ses draperies, toilerie et forges), de l’Aunis et de la Saintonge (malgré ses moulins à papier et l’arsenal de Rochefort et quelques draperies entre Charente et Sèvres). On peut aussi y ajouter presque tout le Limousin, exception faite de ces nombreuses petites mines et des forges des monts du Limousin appartenant aux bassins supérieurs de la Charente (Tardoire et Bandiat) et de la Dordogne (Vézère et cours supérieurs de la Dronne, de l’Isle et de l’Auvézère).

A ces régions de faible développement industriel il est possible d’y opposer des zones où les industries sont nombreuses et denses, laissant penser à l’existence de véritables régions industrielle. Certains espaces apparaissent aussi comme fortement spécialisés dans un secteur productif, voire dans un type de produit en particulier. Dresser un tableau fiable n’est guère possible avant le XVIIIe siècle, faute de sources suffisamment nombreuses et susceptibles d’être recoupées. En s’appuyant sur la richesse des enquêtes des premiers temps de la Révolution – offrant une photographie de la situation industrielle à la fin de l’Ancien Régime – et sur la masse pré-statistique du XVIIIe siècle, il est possible d’approcher la répartition de l’industrie française des dernières décennies de l’Ancien Régime. L’industrie textile apparaît concentrée dans quelques provinces seulement ; les métiers battants de la production lainière se répartissent à plus de 50 % en Languedoc, Flandre, Picardie et Champagne. Si les toiles de lin sont produites partout en France, elles le sont très majoritairement en Normandie, Bretagne, Cambrésis et Saint-Quentinois puis dans le Maine, la Touraine, l’Orléanais et le Dauphiné ; la géographie, déjà très contrastée, est même renforcée au cours du XVIIIe siècle. L’industrie des soieries de luxe se concentre à Lyon alors que les productions bon marché et la bonneterie et les tissus mélangés sont la spécialité de Nîmes ainsi que des petites villes et des campagnes cévenoles, la rubanerie se situant majoritairement à Saint-Etienne. Le coton se développe d’une manière foudroyante dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et se concentre à 70 % en Normandie, en Alsace, en région parisienne et à Nantes. Comme l’industrie textile, les papeteries sont partout présentes en France mais, au sein d’une répartition géographiquement plutôt stable, émergent quelques grandes régions productrices avec l’Angoumois, la Normandie, les Vosges, l’Auvergne et le Dauphiné. Quant à la métallurgie du fer, elle se concentre en Lorraine, Champagne, Ardennes, Vosges, Franche-Comté, Périgord, Nivernais, Dauphiné, Normandie et Pyrénées.

En proposant le concept de proto-industrialisation, Franklin Mendels n’avait pas seulement mis au point un modèle explicatif de l’industrialisation située dans la durée, il positionnait son raisonnement à l’échelle régionale d’où émergeaient les espaces de production susceptibles de connaître le processus de « révolution industrielle » au XIXe siècle. Les régions n’étaient donc pas indifférenciées et quelques-unes émergeaient au XVIIIe siècle, annonçant la croissance future. Toutes n’y réussiraient pas : la Bretagne, la basse Normandie et le Languedoc devaient connaître un processus de désindustrialisation. Mais le processus n’était-il pas déjà à l’œuvre à l’époque moderne ? Dans l’ouest français, le processus de glissement de l’industrie de la basse vers la haute Normandie était déjà sensible, notamment en raison de l’affaiblissement de l’ancienne industrie toilière au profit du coton. En Bretagne, l’industrie des toiles de lin entraient aussi dans une phase globale de déclin dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. C’est dans les mêmes temporalités que la grande comme la petite draperie de Languedoc connaissaient de graves difficultés structurelles. A observer la géographie industrielle de la France à la fin de l’Ancien Régime, dans ses dynamiques, on peut y déceler à la fois des régions à spécialisation industrielle tout comme un processus industriel sélectif déjà à l’œuvre, amorçant les transformations de la période suivante.


Notes :

[15] Pierre Léon, « La montée des structures capitalistes. La réponse de l’industrie », in Fernand Braudel et Ernest  Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, t. 2, Paris, PUF, 1970, p. 219.