1.1.1 Blocages et inerties de la société française à la fin de l’Ancien Régime ?
Pour des auteurs comme Ernest Labrousse[21], Albert Soboul[22] ou Michel Vovelle[23], il existe des progrès économiques au cours du XVIIIe siècle, mais ceux-ci provoquent des mutations et surtout des tensions de plus en plus vives dans la société d’ordres traditionnelle qui deviendrait alors un obstacle majeur à la poursuite de ces progrès.
Le système seigneurial avec les banalités serait ainsi un frein à toute modernisation de la production, car le système productif appartient au seigneur qui en a le monopole et n’éprouve pas le besoin de l’améliorer en l’absence de toute concurrence. Cette attitude peut même être renforcée par la peur de déroger en cas d’activités mercantiles. D’autre part, la propriété éminente du sol selon le principe « nulle terre sans seigneur » briserait les initiatives agronomiques car les tenanciers ne travaillent pas vraiment leur terre, « ils aspirent à se libérer de la contrainte de la propriété foncière féodale »[24]. Michel Vovelle insiste sur la « réaction seigneuriale » qui se produit à la fin de l’Ancien Régime et accentue les tensions entre les paysans et les seigneurs qui cherchent à compenser les effets de l’inflation sur les cens fixes en faisant revivre des droits tombés en désuétude.
Mais il reconnaît aussi qu’il existe une noblesse soucieuse de rendement qui cherche à accaparer les communaux pour les mettre en valeur. Quant à Ernest Labrousse, il souligne une paupérisation durable des salariés ruraux au fil du XVIIIe siècle, phénomène aboutissant à une révolution de la misère. Cependant, d’après le schéma marxiste du matérialisme historique et de la lutte des classes qui inspire ces historiens, c’est surtout l’opposition entre bourgeoisie et noblesse qui demeure essentielle. Ainsi, Albert Soboul écrit en se référant au Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels : « À la fin du XVIIIe siècle, le régime de la propriété, l’organisation de l’agriculture et de la manufacture ne correspondaient plus aux forces productives en plein essor et constituaient autant d’entraves pour la production ». Pour ces historiens, le progrès technique et économique est devenu impossible dans les structures sociales de l’Ancien Régime, la Révolution est inévitable.
D’ailleurs, dans la Principauté de Montbéliard qui demeure wurtembergeoise jusqu’en 1793, des industriels comme les Rochet ou les Peugeot sont très favorables au rattachement à la France révolutionnaire et à ses nouvelles institutions[25]. À cela s’ajoute la faiblesse du pouvoir royal dont les réformes libérales échouent. Ainsi, le maintien des privilèges fiscaux, des corporations, et de la vénalité des offices, stérilise une bonne partie des potentialités françaises dans le domaine économique. L’endettement de l’État s’ajouterait même au désintérêt traditionnel des souverains pour l’agriculture et l’industrie, et aboutirait à une incapacité totale à réformer le système pour imiter le modèle anglais, c’est-à-dire celui du capitalisme libéral naissant. Cette thèse ne fait cependant pas l’unanimité et un autre groupe d’historiens de l’économie accuse la Révolution d’être la cause principale du retard français vis-à-vis de l’Angleterre.
Notes :
[21] Ernest Labrousse, La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, Paris, PUF, 1944.
[22] Albert Soboul, Histoire de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1962.
[23] Michel Vovelle, La chute de la monarchie (1787-1792), Paris, Seuil, 1972.
[24] Albert Soboul, Problèmes paysans de la révolution (1789-1848), Paris, Maspero, 1983.
[25] Jean-Marc Olivier, « Le rattachement de Montbéliard à la France », La Gazette des Archives de Montbéliard, n° 22-23-24-25, mai 1992 à juin 1994