1.1.2 Les conséquences économiques catastrophiques de la Révolution et de l’Empire (1789-1815) ?

Les historiens de l’économie dits « libéraux », comme Pierre Chaunu[26], Jean-Pierre Poussou[27], François Crouzet, François Caron[28] et Dominique Barjot[29] développent cette thèse et soulignent la situation économique satisfaisante de la France d’Ancien Régime.


Selon eux, la deuxième moitié du XVIIIe siècle est une ère de prospérité exceptionnelle en France. Les chercheurs de l’équipe d’histoire quantitative (J. Marczewski, T. Markovitch et J.-C. Toutain[30]) avancent même que la période 1780-1786 correspond à l’apogée de la croissance économique sous l’Ancien Régime en France, la crise de 1787-1789 n’étant que conjoncturelle. Ils contredisent donc les conclusions d’Ernest Labrousse qui parlait d’une stagnation à partir de 1770. D’après J. Marczewski, la croissance du produit brut artisanal et industriel français aurait même été supérieure à celle de l’Angleterre au cours du XVIIIe siècle d’Ancien Régime. Ainsi, l’avance anglaise daterait surtout du XVIIe siècle et de la Restauration anglaise. À la fin du XVIIIe siècle le rattrapage serait en cours et une greffe de l’industrialisation à partir de l’Angleterre serait facile car ces deux États appartiennent à une civilisation commune reposant sur l’esprit scientifique européen et la proto-industrialisation.

En provoquant une véritable catastrophe économique nationale, la Révolution aurait donc remis en cause ce rattrapage de l’Angleterre par la France, selon Maurice Lévy-Leboyer[31] ou Alfred Cobban[32]. Ainsi, la croissance exceptionnelle des années 1780 aurait été brisée. En particulier, l’année 1793 serait une rupture terrible et le point le plus bas serait atteint en 1796. La science française en subit également les conséquences avec l’exécution de Lavoisier en 1794, mais la fameuse sentence « La République n’a pas besoin de savants » semble douteuse et ne correspond pas au contexte de mobilisation de ces derniers, elle confirme plutôt la précocité des débats historiographiques sur le bilan de l’Ancien Régime dans le domaine des sciences et des techniques.

L’ampleur des pertes humaines, probablement plus d’un million de morts jeunes pour une population inférieure à 30 millions d’habitants, n’en demeure pas moins une lourde réalité qu’il faut prendre en compte à court terme. La France s’est vue amputée de plus de 5 % de sa population active entre 1792 et 1815. La perte des « îles à sucre », le blocus anglais et la fin du lucratif commerce triangulaire engendrent la décadence des ports de Nantes et de Bordeaux pendant toute cette période. La France domine l’Europe continentale pendant cette vingtaine d’années, mais son industrie, pourtant protégée de la concurrence anglaise, n’arrive pas à satisfaire la demande en produits manufacturés. La contrebande se développe avec la complicité d’alliés peu fiables comme la Suède, la Prusse ou la Russie. En 1815, le retour massif des productions anglaises engendre une vaste crise industrielle en France et la nécessité de recourir au protectionnisme tout en stimulant la modernisation de l’appareil productif.

Toujours selon ces auteurs, la France serait donc à nouveau en phase de rattrapage technique vis-à-vis des industries anglaises. Ce retard français serait donc une constante de la première industrialisation entre 1780 et 1880.


Notes :

[26] Pierre Chaunu, préface du livre de François Crouzet, De la supériorité de l’Angleterre…, ouv. cité.

[27] Jean-Pierre Poussou, « Le dynamisme de l’économie française sous Louis XVI », dans Revue économique, n° 6, novembre 1989, p. 965-984.

[28] François Caron, Histoire économique de la France, XIXe-XXe siècles, Paris, Armand Colin, 1981.

[29] Dominique Barjot, Histoire économique de la France au XIXe siècle, Paris, Nathan, 1995.

[30] Cahiers de l’ISEA.

[31] Maurice Lévy-Leboyer, « Le processus d’industrialisation : le cas de l’Angleterre et de la France », dans Revue historique, avril 1968.

[32] Alfred Cobban, Le sens de la Révolution française, Paris Julliard, 1984.