2.1.3 L’apogée de la Fabrique


Les transformations des marchés et du système productif

Vers 1840, les soieries lyonnaises ont écrasé leurs concurrents et, sous le second Empire, les soieries représentent pour la France le premier poste d’exportation. Mais de gros bouleversements se préparent. « Aujourd’hui, l’arbre d’or n’enrichit plus le pays »[64], écrit le secrétaire du comice agricole de l’arrondissement du Vigan (Gard) en 1862 en se désolant du développement de la pébrine. La maladie du vers à soie n’est sans doute pas la seule responsable des difficultés. C’est le moment où les négociants lyonnais se tournent vers les soies asiatiques, moins chères, et, certains d’entre eux achètent des filatures et des moulinages pour les contrôler : le commerce est devenu « industrialisant »[65] hors de Lyon. De nouveaux marchés comme le marché américain se développent qui apprécient les soies unies noires. Sous le second Empire, les anglo-saxons absorbent les deux tiers des exportations. Par ailleurs, à partir des années 1870, les tissus mélangés de coton ou de déchets de soie (la « schappe ») s’imposent. Enfin, l’appareil productif évolue en se concentrant, en se mécanisant et en intégrant les activités d’amont et d’aval. Les 13 entreprises qui fournissaient en 1855 43% de la production réussissent à porter leur part à 57% douze ans plus tard[66]. Un fossé s’est creusé chez les fabricants : en 1867, 102 maisons sur 392 réalisent 74% du chiffre d’affaires. Les activités annexes se modernisent, en particulier la teinture qui cherche à produire en masse du « noir ». Avec des hommes comme François Gillet, apprêteurs et teinturiers occupent désormais une place centrale dans la Fabrique1. Même si les usines sont encore peu nombreuses à la fin des années 1870, elles représentent l’avenir mais elles se sont installées hors de Lyon.[67].

La délocalisation de la Fabrique

Si la Fabrique se développe hors de la ville - et parfois même fort loin -, ce n’est pas tant à cause des événements de 1831 et de 1834 qu’en raison d’une profonde transformation des façons de produire. Dès 1818, un négociant allemand nommé Berna ouvre près de Lyon, à la Sauvagère, la première usine-pensionnat qui emploie des jeunes filles logées sur place, peu payées et encadrées par des religieuses. Claude-Joseph Bonnet reprend et perfectionne ce type d’organisation et son établissement de Jujurieux fondé en 1835 dans l’Ain fait figure de modèle. Les usines-pensionnat qui intègrent les productions d’amont et d’aval, utilisent des machines et bénéficient du travail d’une main d’œuvre docile et flexible, se répandent lentement notamment dans le bas Dauphiné où les elles occupent le territoire de la vieille industrie du chanvre en grande difficulté. Le traitement des déchets de soie prend de l’ampleur avec les usines de la vallée de l’Albarine et celle de Briançon. Les nouvelles étoffes, les nouvelles matières premières et les nouvelles façons de travailler permettent de se passer de l’habileté inégalable des canuts dont une partie des enfants comme Marius Berliet – le fondateur de la société des Automobiles Marius Berliet - exerceront leurs talents dans les industries nouvelles qui fleurissent à Lyon à la fin du XIXe siècle.


Notes :

[64] M. A. Jeanjean, « Avant-propos », La maladie des vers à soie, Montpellier, 1862.

[65] Pierre Cayez et Serge Chassagne, Les patrons du Second Empire. Lyon et le Lyonnais, Picard, Cenomane, Paris-Le Mans, 2007, p. 10.

[66] Pierre Cayez, « La prospérité lyonnaise », op. cit.

[67] Françoise Bayard et alii, « Un monde de la soie », op. cit., p. 101.