2.1.2 La Fabrique et les événements de 1831 et 1834


La révolte d’une « tribu de parias » [55]dans une Fabrique en difficulté ?

La célèbre révolte des canuts de 1831, suivie par le soulèvement de 1834, qui a été souvent présentée comme une révolte de la misère, a donné une image misérabiliste et archaïque de la fabrique lyonnaise qui aurait été paralysée par une « lutte intestine »[56] permanente entre ses tisseurs et ses marchands-fabricants. Or, la mise au point, le perfectionnement et l’extension de l’utilisation du métier Jacquard constitue une « révolution technologique silencieuse »[57] impossible à réaliser sans une certaine entente entre chefs d’atelier et donneurs d’ordres. Le nombre de métiers Jacquard passe en effet de 1706 en 1817 à 2871 en 1831[58] et la Fabrique s’étend sur les pentes de la Croix-rousse. Comme Villermé l’écrit à la suite de sa visite à Lyon au lendemain des troubles et comme l’on confirmé les historiens qui ont travaillé sur la question[59], la crise qui suscite les événements est marquée mais courte. Entre 1815 et 1850 la production quadruple et le nombre des entrepreneurs double[60]. De plus, les chefs d’atelier, dont une partie a mené la révolte, sont, selon Villermé « des hommes plus avancés dans la véritable civilisation […] que ne le sont beaucoup d’hommes élevés par leur fortune ou par leur position sociale »[61].

☖ Louis-René Villermé (1782-1863), de la médecine à l’enquête sociale


D’abord chirurgien dans les armées de l’Empire, il devient médecin et participe à la lutte contre le choléra en 1832. C’est son expérience médicale qui le conduit à s’orienter dès 1818 vers une nouvelle discipline médicale, l’hygiène publique, ce qui lui permet d’être élu, en 1832, à l’Académie des sciences morales et politique. Villermé est surtout connu pour son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie (1840) qui est encore aujourd’hui une source majeure sur l’histoire des mondes industriels. Ce travail est le fruit d’une enquête de terrain menée en 1835 et 1837 qui s’appuie sur les statistiques. A la différence de ses prédécesseurs comme Villeneuve-Bargemont qui sont pessimistes sur l’avenir du capitalisme, il est partisan des idées libérales et pense que le système économique en place a intérêt à connaître la vérité sur « le paupérisme » qui le ronge. Villermé casse nombre d’idées reçues. Il montre que la grande usine mécanisée est loin de représenter l’ensemble de l’industrie et que c’est souvent dans la fabrique dispersée urbaine (protoindustrielle) que se trouvent les situations les plus dramatiques. Auteur d’un grand nombre de mémoires, il établit que la « mortalité est en raison inverse de l’aisance ». La lecture ses œuvres – notamment de son Tableau - a largement inspiré la loi de 1841 qui limite le travail des enfants dans l’industrie.

Une tentative de régulation des relations sociales

A l’automne 1831, devant la baisse du prix des façons et dans la lancée de la révolution de 1830, chefs d’atelier et compagnons obtiennent l’établissement d’un tarif pour le 1er novembre 1831. Comme de nombreux patrons refusent de l’appliquer, un mouvement puissant et ordonné se déclenche, reflet d’un monde ouvrier très bien organisé. La maturité du mouvement mené par des tisseurs - mi-ouvriers mi-entrepreneurs -, capables de mettre en place de nouvelles formes de groupement comme le mutuellisme, est très mal comprise par les élites, et même par une bonne partie du jeune mouvement socialiste[62]. Mais, sans doute parce qu’elle fait écho à la misère des périodes de crises, et parce qu’elle permet de mettre d’accord conservateurs apeurés devant le spectre du « paupérisme » et révolutionnaires à la recherche du « prolétariat », c’est l’image des « barbares des faubourgs »[63] qui a été retenue. Sans doute la révolte de 1831 et sa répression ont-elles affectés les rapports entre les canuts et les fabricants mais, avant même l’insurrection de 1834, la prospérité est déjà revenue.


Notes :

[55] Expression de Lamartine rapportée par Ludovic Frobert, « L'historien s'engage comme le partisan : Fernand Rude et les révoltes des canuts », 2007, .

[56] Saint-Marc Girardin, Le journal des débats, 8 déc. 1831.

[57] Alain Faure, « Petit atelier et modernisme économique », art. cit.

[58] Pierre Cayez, Métiers jacquard… op. cit., p.144 et 153.

[59] Notamment Pierre Cayez et Fernand Rude (C’est nous les canuts, Paris, Maspero, 1977).

[60] Pierre Cayez, « La prospérité lyonnaise », in F. Bayard et P. Cayez [dir.], Histoire de Lyon, Le Coteau, Horvath, 1990, p. 245-262.

[61] Louis-René Villermé, Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, 1840, vol.1, p. 369.

[62] Fernand Rude, op. cit.

[63] Saint-Marc Girardin, art. cit.