2.3.1 Un grand port méditerranéen et son industrie de la Révolution à la Restauration (1780-1835)
L’industrie marseillaise à la veille de la Révolution
Centrée autour du port, l’industrie marseillaise est, à la fin du XVIIIe siècle, d’une grande diversité. Constituée par un tissu d’entreprises de petite taille, elle bénéficie d’une main d’œuvre nombreuse - Marseille compte 100 000 habitants – et bon marché, car la nourriture est en grande partie importée sans droits en raison de la franchise du port[84]. Ses activités sont quasiment toutes liées à la mer comme les industries d’exportation (cartes à jouer, chapeaux, bonnet « façon Tunis », toiles importées et imprimées sur place, et faïences réputées) et les constructions navales installées à Marseille, à La Ciotat et à La Seyne. Comme les raffineries de sucre venu des colonies, la production de savon, qui assure environ 40% de la valeur de la production locale[85], dépend également du port par ses importations effectuées par les négociants-fabricants. Ceux-ci sont d’abord intéressés par les gains qu’ils peuvent réaliser sur l’achat des produits de base, notamment les huiles d’olive provençales et méditerranéennes et les soudes naturelles d’Espagne[86], mais le rejet des résidus de l’activité qui polluent la ville et le littoral ne semble guère les préoccuper[87].
De la Révolution à la Restauration, la naissance dans la douleur d’une industrie chimique moderne
Après le choc de la Révolution, l’Empire prolonge et accentue « la destruction des bases de l’ancienne prospérité marseillaise »[88], mais le protectionnisme napoléonien stimule l’industrie chimique qui produit de la soude artificielle et permet un « relai industriel ». En plus des nouvelles soudières, il y a en 1811 à Marseille, selon Augustin Fabre -historien de la Restauration -, 73 fabriques de savon, et une activité de raffinage du soufre autrefois importé[89].
Avec le retour de la paix, la croissance de la demande et la baisse des prix en raison de la concurrence des savons anglais fabriqués avec des huiles d’oléagineux, la savonnerie marseillaise traverse une période de stagnation[90]. Les soudières poursuivent en revanche leur développement et leur territoire déborde largement l’agglomération marseillaise en occupant tout l’espace régional proche de Fos à Port-Cros, notamment dans les Calanques. Ce qui leur permet de trouver de l’espace, du sel et de profiter des approvisionnements en soufre et en combustible. Ces localisations en périphérie de la ville s’expliquent également par l’importance des protestations de la population contre les « émanations délétères », protestations appuyées sur le décret de 1810 sur les établissements insalubres, et soutenues, pour l’occasion et en sous-main, par certains savonniers désireux de remettre en cause les avantages douaniers dont bénéficient les soudiers[91].
☖ Le décret du 15 octobre 1810 relatif aux Manufactures et Ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode et son application
L’étude de l’application du décret de 1810 a permis de développer le champ de l’histoire de la pollution industrielle[1]. La France est la première à se doter d’une telle législation qui reste en vigueur jusqu’en 1917. Mais, paradoxalement, ce décret vise plus à protéger l’industrie - notamment de l’industrie chimique en plein essor – qu’à protéger la santé publique. Il a été inspiré par des hommes comme Chaptal, à la fois chimiste, industriel et expert en la matière.
Dans le décret, qui n’est pas rétroactif, les industries sont classées en trois catégories.
La première - la seule véritablement contraignante et dont le pouvoir s’efforce de limiter l’usage - regroupe les établissements à éloigner, et, dans ce cas, c’est le Conseil d’Etat qui délivre ou non les autorisations d’installation après avoir pris conseil auprès des experts. L’enquête de commodo et incommodo, non prévue au départ, n’est rajoutée que par la suite.L’Etat protège donc les industriels qui ont réalisé d’importants investissements. Pourtant, ce texte permet très tôt des mobilisations contre la pollution et le développement de procédures autour de la question des dédommagements. Si les industriels appuyés sur l’administration et sur leur main d’œuvre l’emportent bien souvent, l’importance des indemnisations les oblige quelquefois à s’installer loin des zones habitées ou à développer des dispositifs de lutte contre les nuisances. A Marseille où s’est développée une industrie de la soude très polluante, quand le mouvement de protestation est organisé par les élites locales appuyées sur une masse de petits propriétaires dans une zone densément peuplée, les industriels doivent reculer. Même si cette configuration n’est pas la plus fréquente, la mobilisation contre la pollution à partir des possibilités offertes par le décret de 1810 a obtenu des succès et, vers 1900, l’on ne peut plus contester que la pollution pose un problème de santé publique. Le progrès en la matière sont-ils linéaires ? Certainement pas. A chaque étape de la vie industrielle, la question de la pollution industrielle qui se révèle être une affaire de cycles, se repose en des termes techniques différents. Finalement, le décret de 1810 a sans doute permis « l’acclimatation de la ville industrielle »[2] ?
✐ Source :
[1] Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Paris, éd. de l’EHESS, 2010.
[2] Thomas Le Roux, « La mise à distance de l’insalubrité et du risque industriel en ville : le décret de 1810 mis en perspectives (1760-1840) », Histoire et mesure, XXIV-2, 2009, p. 31-70.
Notes :
[84] Amédée Boudin, Histoire de Marseille, Paris-Marseille, 1852, p. 443-444.
[85] Charles Carrière, « Le travail et les hommes dans la cité des temps modernes (XVIIe-XVIIIe siècles) », in Edouard Baratier [dir.], Histoire de Marseille, Toulouse, Privat, 1973, p. 199-226.
[86] Patrick Boulanger, « Industries de Marseille, la savonnerie et l'huilerie », dans Gérard Chastagnaret et Philippe Mioche, Histoire industrielle de la Provence, 1998, p. 23-31.
[87] Daniel Faget, « Une cité sous les cendres : les territoires de la pollution savonnière à Marseille (1750-1850) », in Thomas Le Roux et Michel Letté, Débordements industriels : environnement, territoire et conflit, XVIIIe-XXIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 301-315.
[88] Michel Vovelle, « Marseille et Napoléon », in Edouard Baratier [dir.], op. cit., p. 300.
[89] Augustin Fabre, Histoire de Marseille, Marseille, 1829, t. 2, p. 623.
[90] Xavier Daumalin, Olivier Raveux, « Marseille (1831-1865). Une révolution industrielle entre Europe du nord et méditerranée », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2001/1 (56e année), p. 153-176.
[91] Xavier Daumalin, « Le conflit environnemental entre instrumentalisation et arbitrage : les soudières marseillaises au début du XIXe siècle », in Thomas Le Roux et Michel Letté, op. cit. p. 57-75.