1.2.1 Les dynamiques sociales de la production dispersée à la campagne

Cette affirmation part d’un constat, il existe, dès le XVIIIe siècle, une croissance économique française qui doit beaucoup aux phénomènes d’industrialisations diffuses en milieu urbain comme en milieu rural.


Or, pendant longtemps, les historiens et les économistes ont interprété l’existence d’un important secteur industriel dispersé, à faible coefficient de capital, comme une manifestation du retard français. Cette difficulté à mobiliser le capital s’expliquerait en partie par la désastreuse expérience monétaire de Laws au début du XVIIIe siècle et par l’endettement croissant de la monarchie. Une méfiance vis-à-vis des moyens plus modernes de paiement, en particulier les billets de banque et la monnaie scripturale, aurait engendré une thésaurisation stérile de la monnaie métallique. L’expansion industrielle par les innovations techniques et une concentration intense deviendrait donc très difficile dans ces conditions, car elle nécessite des investissements importants et donc un recours au crédit et aux sociétés par actions. Alors, pour contourner cette difficulté, les marchands-fabricants des villes ont développé le putting out system. Ainsi, au XVIIIe siècle, des nébuleuses artisanales rurales s’épanouissent dans les campagnes, d’abord pour échapper aux privilèges des corporations urbaines. Ce phénomène est renforcé en 1762 par l’arrêt du Conseil qui octroie la liberté d’entreprendre en dehors des villes. Surtout, ce système demande des investissements très faibles car il repose essentiellement sur l’utilisation d’une main-d’œuvre nombreuse et nombreuse et bon marché, on le qualifie de labor intensive system par opposition au capitalistic system ou factory system. Ce type de développement est également qualifié de proto-industriel. On estime alors qu’il est le stade ultime du capitalisme commercial condamné à disparaître.

Franklin Mendels renverse la problématique en considérant cette proto-industrialisation comme la première étape du capitalisme industriel dans la plupart des pays d’Europe, même si sa thèse porte sur les Flandres au XVIIIe siècle[38]. Il définit la proto-industrialisation comme l’apparition d’une industrie rurale, travaillant pour un marché situé hors de la région et faisant participer des populations paysannes à cette production artisanale. Ceci dans un contexte associant des producteurs de surplus agricoles commercialisés et des paysans cultivant des exploitations dont les dimensions insuffisantes rendent nécessaires la recherche de revenus de complément. Ce dernier aspect révèle le moteur du modèle, c’est-à-dire le lien entre phénomènes économiques et phénomènes démographiques, ce dernier facteur étant très prégnant dans la région des Flandres densément peuplée. Ainsi, la première conséquence de la proto-industrialisation serait la rupture du système autorégulateur de la démographie ancienne (les fameux « cycles malthusiens »), entraînant un fort accroissement démographique qui morcelle davantage les exploitations agricoles et accentue la nécessité du recours à la pluriactivité. Ce schéma de la pression démographique est repris et approfondi par John Komlos dans son étude anthropométrique sur l’empire autrichien des Habsbourg durant la deuxième moitié du XVIIIe siècle[39]. Le manque de subsistances pousse alors le gouvernement à des réformes ouvrant la voie au commencement de la révolution industrielle en Autriche. Selon ces analyses, une croissance économique de type pré-industriel peut amorcer le développement d’une économie moderne qui s’épanouit quand les contraintes alimentaires disparaissent.

En effet, dans le schéma mendelsien, la proto-industrialisation, en se développant, connaît bientôt des rendements décroissants, les distances s’allongeant pour la collecte des produits par le marchand-fabricant, et le contrôle de la qualité devenant plus difficile. Alors, les marchands-fabricants ressentent le besoin de regrouper leur main-d’œuvre dans des ateliers pour la contrôler et d’utiliser de nouvelles machines pour augmenter la productivité. Les bénéfices réalisés pendant la phase proto-industrielle permettent ces investissements. Il existe également de plus en plus d’ouvriers-paysans ruraux prêt à émigrer vers les villes car le comportement démographique de ces petits paysans s’est modifié. L’apport d’un revenu complémentaire par la pluriactivité leur permet de se marier plus jeunes, ce qui favorise l’accroissement démographique, le morcellement des exploitations et, à terme, une prolétarisation de la paysannerie. Enfin, une oligarchie terrienne entreprenante et enrichie par les rentes élevées, versées par les petits fermiers, est désormais capable de ravitailler les grandes villes. Tout ceci aboutit au développement du factory system et de l’urbanisation. Mais la cohérence du modèle mendelsien ne trouve pas toujours une confirmation dans la réalité. En particulier, les comportements démographiques sont-ils réellement modifiés par la proto-industrialisation ? Ce modèle est-il applicable systématiquement en France alors qu’il est conçu à partir d’un espace très particulier comme la Flandre ? L’antériorité de la proto-industrialisation vis à vis de l’industrialisation est-elle systématique ?

Des recherches plus récentes ont mis en valeur d’autres formes d’industries rurales, indépendantes des grandes villes où se trouvent classiquement les donneurs d’ordres (marchands fabricants) de la proto-industrie textile. L’un des exemples emblématiques de ce dynamisme inventif rural est celui des cloutiers, taillandiers et horlogers de l’arc jurassien[40]. Obligés de produire leurs propres clous pendant les longs hivers afin de fixer les planchettes de sapins (tavaillons) qui protègent leurs façades et constituent leurs toits, ces paysans éleveurs disposent de forges domestiques dans leurs fermes isolées. Ils atteignent ainsi une grande maîtrise dans l’art du fer dès le XVIe siècle. Il bénéficie aussi de beaucoup de liberté, car même si une bonne partie d’entre eux font partie des fameux serfs de l’abbaye de Saint-Claude décrit par Voltaire, leurs seigneurs sont peu présents et s’aventurent rarement jusque dans leurs fermes montagnardes. Un processus de progrès technique s’enclenche alors pendant le XVIIIe siècle, aboutissant à la production, en partie mécanisée, de petits clous obtenus à froid à partir de fil de fer, ce sont les « pointes ». C’est Pierre Hyacinthe Cazeaux, petit négociant, fils de cultivateur, qui introduit en 1777 le « clou en fil de fer à froid » dans le haut Jura. Il installe sa « pointerie » dans un hameau du village de Prémanon où il peut utiliser l’énergie hydraulique d’un ruisseau grâce à une roue hydraulique à augets en-dessus. Ce type de roue peut exploiter le moindre filet d’eau car elle utilise surtout la hauteur de chute plutôt que l’importance du débit. Cette roue constitue le moteur idéal de la petite industrie dispersée qui caractérise de nombreuses régions de montagne, son entretien est facile et son rendement plus élevé que celui d’une simple roue à pales dite « en-dessous ».

Un peu plus tard, à la fin du XVIIIe siècle, Pierre Hyacinthe Cazeaux utilise un procédé un peu plus perfectionné afin de réaliser les premières montures de lunettes bon marché en fil de fer.

C’est également pendant le XVIIIe siècle que s’amorce la production des horloges comtoises. Elles naissent d’une habileté à maîtriser le fer et la mécanique. Les mouvements de comtoises appartiennent au domaine de la moyenne horlogerie, elles sont totalement indépendantes de l’horlogerie suisse car il s’agit de deux univers techniques très différents. Les horloges comtoises découlent d’une tradition de grosse horlogerie d’édifice née au XVIIe siècle avec les frères Mayet de Morbier, village proche de Morez, qui travaillent pour l’abbaye de Saint-Claude, chaque abbaye ayant besoin d’une horloge pour rythmer les prières. La grande idée des horlogers ruraux du haut Jura consiste à simplifier au maximum le mécanisme et à en réduire la taille afin de le loger au sommet d’une horloge de parquet. Divisé en deux parties, celle des heures et celle des sonneries, ce mécanisme est mis en action par la simple descente de poids dans une longue caisse en bois, et il est régulé par un long balancier vertical d’environ un mètre qui « bat la seconde ». Ces horloges simples sont commercialisées à un prix de plus en plus accessible car elles sont réalisées en très grand nombre, environ 100 000 par an dans les années 1860. Elles commencent à entrer dans chaque ferme aisée de France à partir de la fin du XVIIIe siècle. Cet objet s’avère bien moins spectaculaire qu’un vaisseau de ligne ou une machine à vapeur, mais il correspond à une forte demande populaire qui est le reflet de la pénétration en profondeur des Lumières dans la société : passer du temps solaire au temps mécanique. Le phénomène est d’ailleurs européen, car à la même époque des horloges du même type sont produites en Angleterre (long case clock), mais aussi en Suède à Mora. La démocratisation du temps mécanique atteint son apogée avec les horloges de la Forêt-Noire, encore moins chère car elles intègrent dans leurs mécanismes de nombreux éléments en bois.

La France s’illustre donc par ses capacités inventives dans des domaines différents, voire complémentaires, de ceux de l’industrie anglaise. Les métaux non ferreux, les soieries, la porcelaine, les tapisseries, les parfums, la bijouterie, le luxe en général, mais aussi la multitude des articles dits de Paris (jouets, bibelots, petits articles de mode comme les peignes ou les lunettes…) etc. Il existe aussi une spécificité des inventeurs français par rapport aux Anglais selon Liliane Hilaire-Pérez qui écrit : « L’originalité des inventeurs français tient à leur souci de se distinguer des hommes de métier par des compétences spécifiques, clef de voûte du privilège exclusif de 1762 et du mode de reconnaissance par les cercles éclairés. (…). Plus qu’une rupture proclamée avec le monde des métiers, le processus concerne plutôt la place acquise, dans les arts, par la raison, le travail et le bien commun. (…) Bien que les ateliers spécialisés soient fort rares au XVIIIe siècle, les mécaniciens, ingénieurs mécaniciens et ingénieurs brevetés sont des titres reconnus et qu’affectionnent les inventeurs. (…) l’horloger parisien de Villiers, inventeur d’une pompe pour purifier l’eau de Seine en 1789, s’intitule “ingénieur hydraulique“ lorsqu’il s’adresse à l’Assemblée nationale en 1790 »[41]. Daniel Roche résume l’originalité française par rapport à l’Angleterre dans la préface du même ouvrage : « L’artisan inventif est, à la fin du XVIIIe siècle, un héros social, plus technicien que savant en Angleterre, plus savant que technicien en France, installé sans problème entre dérogation et protection en France, entre contrôle et liberté en Angleterre ; dans les deux pays aspirant à la libéralisation du génie, contre la tutelle académique au royaume des Bourbons, contre celle du profit dévastateur dans celui des Hanovre »[42].

Ainsi, grâce à la protection royale et à l’ambiance scientiste, il existe encore une capacité considérable d’innovation technique dans le royaume de France du XVIIIe siècle finissant, il suffit pour cela, par exemple, de constater la première conquête de l’air par les montgolfières et les ballons français[43]. Puis, au fil du XIXe siècle, et plus particulièrement entre 1848 et 1873, une certaine concentration capitaliste se produit aboutissant au développement d’établissements industriels plus vastes. Ce deuxième aspect contribue à nuancer le « retard français ».


Notes :

[38] Franklin Mendels, Industrialisation and Population Pressure in XVIIIth century Flanders, thèse soutenue devant l’université du Wisconsin en 1969.

[39] John Komlos, Nutrition and Economic Development in the Eighteenth-Century Habsburg Monarchy. An Anthropometric History, Princeton, Princeton University Press, 1989.

[40] Jean-Marc Olivier, Des clous, des horloges et des lunettes. Les campagnards moréziens en industrie (1780-1914), Paris, CTHS, 2004.

[41] Liliane Hilaire-Pérez, L’invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000, p. 147-148.

[42] Ibidem, p. 22.

[43] Marie Thébaud-Sorger, L’Aérostation au temps des Lumières, Rennes, PUR, 2009 et Luc Robène, L’homme à la conquête de l’air. Des aristocrates éclairés aux sportifs bourgeois, Paris, L’Harmattan, 1998.