1.1.3 La technologie française à la poursuite du modèle anglais

Dans de nombreux domaines ce retard est une évidence que démontre dès les années 1920 l’ouvrage de Charles Ballot qui laisse cependant de côté l’exploitation de l’énergie hydraulique[33].


Pierre Léon confirme cette notion de retard en insistant sur « l’emprise de la tradition » dans les techniques industrielles utilisées en France à la fin du XVIIIe siècle[34]. Il souligne aussi la faible productivité des installations françaises, où l’énergie humaine demeure prépondérante dans le textile, les hauts fourneaux trop petits, et le procédé de fabrication du papier très lent. Tihomir J. Markovitch estime que la productivité progresse seulement de 0,33 % par an entre 1785 et 1840[35]. François Crouzet, dans un ouvrage presque militant, n’hésite pas à parler d’une supériorité évidente de l’Angleterre sur la France, supériorité qui s’enracinerait dans les XVIIe et XVIIIe siècles selon lui. Il résume sa pensée de la manière suivante : « moins étendue et beaucoup moins peuplée au départ, l’Angleterre a pourtant dépassé la France, elle est devenue non seulement plus riche et plus forte, mais aussi plus libre et plus civilisée ». François Crouzet explique ce basculement par le dynamisme économique anglais[36].

Pierre Léon, de manière moins abrupte, écrit que c’est « sous l’effet des chocs successifs » des inventions anglaises que la « conscience technique » s’éveille dans la France anglophile du XVIIIe siècle[37]. Il en donne pour preuve les nombreux voyages et enquêtes effectués par des experts français en Angleterre et la venue de techniciens anglo-saxons en France. Ainsi, Gabriel Jars se rend en Angleterre pour étudier l’emploi du charbon de terre cru dans l’élaboration de la fonte à la fin du XVIIIe siècle. Puis, William Wilkinson, le frère du grand métallurgiste anglais, est attiré en France où il s’associe à Ignace de Wendel, maître de forges lorrain, pour développer des usines à l’anglaise sur le site du Creusot. Le projet très ambitieux prévoit quatre hauts fourneaux géants, quatre fours à réverbère, cinq machines à vapeur, de nombreux ateliers et 1 500 ouvriers logés sur place. La première grande coulée de fonte au coke française y est réussie en 1785. Mais très vite la rentabilité des installations se révèle insuffisante.

Ce constat plaide donc en faveur d’une grande plasticité des espaces techniques européens qui échangent intensément leurs savoir-faire, même si le profit n’est pas forcément au rendez-vous en raison de contexte politiques, sociaux et économiques différents. Parallèlement, il existe des inventeurs français et beaucoup d’entre eux sont passés à la postérité : Vaucanson et Jacquard pour le textile et plus particulièrement les soieries ; Papin, Cugnot et Seguin pour les machines à vapeur. Mais il y a aussi la masse des petits inventeurs ou améliorateurs anonymes, des « tâcherons de génie plus que des hommes de science ». En particulier ceux qui ont pu perfectionner les techniques traditionnelles comme celle de la fonte au bois ou celle du moteur hydraulique pour aller vers des rendements de plus en plus élevés annonciateurs de la turbine hydraulique définitivement mise au point par Fourneyron en Franche-Comté en 1827. Les savoir-faire anciens savent évoluer pour mieux résister et demeurent parfois plus rentables.

Mais pour les machines anglaises, comme pour les nouveaux procédés de fabrication, la diffusion s’effectue très lentement en France. La fonte au coke est très rarement adoptée et la sidérurgie traditionnelle résiste soutenue par l’État qui protège les maîtres de forges dont une partie est issue de la grande aristocratie foncière possédant les forêts. La machine à vapeur, construite en série à partir de 1778 par les ateliers de Chaillot, se répand très lentement en dehors des mines et des grands établissements sidérurgiques comme Le Creusot ou Romilly. L’industrie textile elle-même, secteur moteur de la première révolution industrielle, se mécanise très lentement(filature et tissage). Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle et jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’énergie produite par les machines à vapeur demeure très modeste par rapport à l’énergie hydraulique, animale ou humaine utilisée dans l’industrie. L’enquête industrielle de 1861-65 confirme a posteriori ce constat en indiquant la répartition suivante pour les chevaux-vapeurs utilisés par les 100 163 établissements recensés en dehors de Paris et Lyon :

  • Moulins à eau : 60 %
  • Moulins à vent : 8 %
  • Moulins à manège : 1 %
  • Machines à vapeur : 31 %

Pourtant, dès 1785, une machine à vapeur du Creusot donne deux fois plus de vent que le plus grand des soufflets classiques. Pour Pierre Léon, cette résistance aux machines et procédés d’outre-Manche s’explique par la routine, les mentalités traditionnelles et surtout la peur des investissements importants qu’il faudrait réaliser. La petite taille des établissements serait également une cause mais aussi une conséquence de cette diffusion très lente du machinisme anglo-saxon.

En effet, l’usine demeure exceptionnelle en France à la fin du XVIIIe siècle, et ceci demeure vrai jusqu’au milieu du XIXe siècle. À l’opposé, il existe une multitude de petites entreprises dispersées rassemblant quelques ouvriers autour d’un patron et fonctionnant parfois de manière saisonnière. Enfin, il y a les ouvriers à domicile, ruraux ou citadins, travaillant pour un marchand-fabricant. La persistance de cette écrasante majorité de tous petits établissements serait à l’origine du retard français selon plusieurs auteurs.

Toutefois, tout en reconnaissant le caractère décalé, voire « suiveur », d’une partie de l’industrialisation française, certains historiens de l’économie préfèrent insister sur l’industrialisation différente de la France.


Notes :

[33] Charles Ballot, L’introduction du machinisme dans l’industrie française, Lille, O. Marquant, 1923.

[34] Pierre Léon, « Les prodromes d’une révolution des techniques », dans Fernand Braudel et Ernest Labrousse (dir.), Histoire économique et sociale de la France, tome II : Des derniers temps de l’âge seigneurial aux préludes de l’âge industriel (1660-1789), Paris, PUF, 1970, p. 233-250.

[35] Tihomir J. Markovitch, « L’industrie française de 1789 à 1964 », dans Cahiers de L’ISEA, n° AF 4 à 7, 1965-66.

[36] François Crouzet, De la supériorité de l’Angleterre sur la France. L’économie et l’imaginaire XVIIe-XXe siècles, Paris, Perrin, 1985.

[37] Pierre Léon, « Les prodromes… », art. cité.