2. La première révolution industrielle à l’épreuve du territoire

L’idée de « révolution industrielle » comme rupture et comme transposition du modèle anglais ne résiste pas à l’approche par le territoire.


Cette approche montre notamment l’insuffisance de l’explication de la situation de l’industrie française par un « retard » sur le modèle britannique. Nombre de vieilles industries s’adaptent et profitent même du développement économique du XIXe siècle. Il est vrai que de nombreuses activités protoindustrielles disparaissent sous les coûts de la concurrence exercée par la production de masse. Ces désindustrialisations ne sont pas traitées ici et ce champ historiographique, peu abordé pour cette période[49], mériterait d’être développé dans une autre perspective. Mais, si le midi textile s’enfonce dans une crise profonde, le pays d’Olmes se transforme discrètement et sans rompre avec le passé[50]. Si la fabrique voironnaise du chanvre sombre, elle est remplacée par des ateliers, puis par des usines qui travaillent la soie pour la fabrique lyonnaise. Comme le textile, la métallurgie protoindustrielle peut avoir la vie dure : la fin de la clouterie n’empêche par l’industrie de perdurer à Morez où l’on se met à fabriquer des horloges. Même la vieille sidérurgie au bois tarde à disparaître et son héritage permet l’émergence du premier centre métallurgique français qu’est le bassin stéphanois des débuts du XIXe siècle. Cette grande variété dans l’évolution des territoires industriels donne une impression de désordre qu’il est tentant de rabattre sur de simples particularités locales et peut être par la construction d’une typologie attentive à l’originalité des trajectoires, mais provisoire dans un champ historiographie en construction.

Alors que dans la moitié occidentale de la France les activités industrielles s’affaiblissent ou disparaissent comme c’est le cas pour les fabriques de toiles de l’ouest, et alors que les autorités qui redoutent une concentration d’ouvriers à Paris prêtent peu d’attention à l’industrialisation de la banlieue, c’est dans la moitié orientale du pays que se construisent les territoires industriels les plus remarquables. S’il est une activité protoindustrielle qui a réussi, c’est celle du travail de la soie à Lyon qui connaît, au XIXe siècle, une « protoindustrialisation décalée »[51]. Dans la région stéphanoise, non seulement l’héritage des industries métallurgiques et textiles anciennes, ne freine pas un remarquable développement « à l’anglaise », mais il en constitue la base. Marseille montre un autre chemin : la cité commerçante qui n’adopte la vapeur que dans les années 1830 se porte très rapidement à la tête de ce secteur dans le monde méditerranéen. Alors, le Creusot, où le premier marteau-pilon a été inventé en même temps qu’en Angleterre et qui devient le premier producteur de locomotives français dans les années 1860 est-il le seul véritable territoire de la « révolution industrielle » ?

☖ L’industrie avant la « révolution industrielle », la protoindustrialisation


Inventée par l’historien américain Franklin Mendels au début des années 1970 à partir de son travail sur la démographie de la Flandre textile au XVIIIe siècle, le concept de « proto-industrialisation » a été adopté par les historiens que la coupure entre « l’ancien régime économique » et la « révolution industrielle » ne satisfaisait pas.
Avec le développement de la « crise » dans les années 1970, en effet, les théories économiques classiques, qui considéraient comme de simples archaïsmes les formes dispersées de l’activité manufacturière, sont prises en défaut.

Issues de la délocalisation de certaines activités urbaines pour en réduire les coûts, la protoindustrie rurale, qui se distingue du simple artisanat local, travaille souvent pour des marchés lointains. Elle est aux mains de marchands-fabricants urbains qui distribuent le travail dans les campagnes à une population nombreuse, bon marché et pluriactive, mais les revenus qu’elle fournit contribuent à faire augmenter encore la population qui se paupérise du fait de la concurrence entre les travailleurs à domicile.

Pour Mendels, la protoindustrialisation, qui s’efface devant l’industrie moderne, lui a préparé sa future main d’œuvre, et a permis l’accumulation de capitaux et de nouvelles techniques. Ce modèle qui a été construit à partir de l’histoire du textile flamand ne peut pas être appliqué tel quel à toutes les industries rurales.
D’une part, toutes les formes de protoindustrialisation n’ont pas débouché sur le développement de l’industrie moderne (Midi toulousain de Jean-Michel Minovez), d’autre part, certaines activités métallurgiques rurales dispersées se sont adaptées à la « révolution industrielle » au point de devenir de dynamiques systèmes productifs locaux (Métallurgie de Morez de Jean-Marc Olivier).


Notes :

[49] Voir cependant notamment Xavier Daumalin et Philippe Mioche, « La désindustrialisation au regard de l'histoire », Rives méditerranéennes [En ligne], 46 | 2013 ; et Pierre Lamard, Nicolas Stoskopf [dir.], 1974-1984 : une décennie de désindustrialisation ? Paris, Ed. Picard, 2009.

[50] Jean-Michel Minovez, L’industrie invisible. Les draperies du Midi, XXVIIIe-XXe siècles. Essai sur l’originalité d’une trajectoire, Paris, CNRS Éditions, 2012.

[51] Pierre Cayez « Une proto-industrialisation décalée : la ruralisation de la soierie lyonnaise dans la première moitié du XIXe siècle », Revue du Nord n° spécial, fasc. 2, U. de Lille III, 1981, 308 p., p. 95-103.