1.2.2 L’accélération de l’industrialisation dans un contexte de plus en plus favorable (1815-1870)

La valorisation de l’esprit d’entreprise

Lors des trente dernières années, une importante révision historiographique a permis de mieux connaître et de mieux évaluer l’évolution économique de la France pendant la période comprise entre 1815 et 1830.


Cette phase de Restauration marqué par les personnalités peu charismatiques des souverains Louis XVIII et Charles X, frères de Louis XVI, a longtemps été délaissée par les historiens. Elle correspond cependant à une forte réflexion sur l’industrialisation symbolisée par les écrits du comte de Saint-Simon (1760-1825) véritable philosophe de l’industrialisme[44]. Dans sa célèbre « Parabole » il fait l’apologie de ceux qui produisent (agriculteurs, artisans, commerçants, industriels…) par opposition à la famille royale, aux nobles, aux grands administrateurs et aux rentiers. Ceci lui vaut d’être inquiété par le pouvoir. Toutefois, le saint-simonisme demeure mal connu des élites et Karl Marx le traite avec mépris en le classant dans les « socialises utopiques » avec Fourier, Considerant et Proudhon. Mais la multiplication des écrits sur les nouvelles formes de production révèle indirectement une prise de conscience des transformations économiques et sociales.

D’autres initiatives confirment l’existence d’un mouvement d’industrialisation de plus en plus intense. De véritables usines apparaissent, en particulier dans le domaine textile, avec une spécialisation dans le travail de la laine au Nord et un essor de la production cotonnière en Alsace. Dès la Restauration (1815-1830), les initiatives se multiplient avec l’encouragement des souverains et le phénomène s’amplifie sous la Monarchie de Juillet avec le « roi bourgeois » Louis-Philippe (1830-1848). Élie Decazes illustre la réussite de cette transition ; simple juge sous Napoléon, il se montre fidèle à Louis XVIII qui le fait duc et ministre. Decazes s’intéresse beaucoup à la métallurgie du fer britannique et il s’associe à Cabrol, un ingénieur polytechnicien, pour mettre en valeur et développer ses mines de charbon et de fer situées en Aveyron. Ces dernières étaient exploitées depuis le Moyen Âge, mais de manière archaïque et dispersée. Decazes fonde en 1826 les « Houillères et fonderies de l’Aveyron » et la ville de Decazeville en 1829. Cet ensemble minier et métallurgique se développe pour concentrer à la fin du XIXe siècle près de 10 000 travailleurs et produire un million de tonnes de fonte.

Toutefois, après les troubles politiques de 1848, la véritable entrée dans le capitalisme industriel s’effectue sous le Second Empire (1852-1870) caractérisée par une grande stabilité. Cette stabilité s’explique par le régime autoritaire instaurée par Napoléon III et par une conjoncture économique favorable symbolisée par une hausse régulière des prix synonyme d’une demande supérieure à l’offre (la fameuse phase A du cycle Kondratiev[45]). Napoléon III est intimement persuadé de la nécessité de moderniser l’économie française et de l’industrialiser sur le modèle des grandes usines anglaises. Ainsi, dans l’esprit de la première Exposition universelle inaugurée à Londres en 1851, il organise deux Expositions universelles des produits de l’industrie à Paris, la première sur les Champs-Élysées en 1855 et la seconde sur le Champ-de-Mars en 1867. Cette dernière se tient du 1er avril au 3 novembre 1867 et 41 pays y présentent leurs plus belles productions, dont une délégation japonaise. Elle accueille près de dix millions de visiteurs.

Le régime napoléonien se veut également très favorable au libre-échange et il signe avec le Royaume-Uni le traité de 1860 qui lance un abaissement général des droits de douane sur les marchandises à travers le monde. La France bénéficie de ce traité car ses exportations doublent rapidement et elles sont constituées majoritairement de produits industriels. De plus, ces exportations jouent un rôle moteur dans l’accroissement du PIB[46]. En 1870, la France apparaît désormais comme un pays industrialisé, avec de plus en plus de véritables usines et un réseau de chemin de fer efficace qui relie les principales villes entre elles. Cette évolution accélérée s’explique aussi par les progrès du financement des entrepreneurs.

Les nouvelles structures financières

L’évolution du système monétaire, des banques et surtout du droit commercial, contribue également à la concentration financière et industrielle. Les Français, traumatisés par l’expérience des assignats pendant la Révolution, demeurent plus longtemps que les Anglais très fidèles à la monnaie métallique en or et en argent. Toutefois, au fil du XIXe siècle, l’utilisation des billets de banques convertibles en métal précieux et celle des chèques progresse régulièrement. Le système bancaire se modernise également, en partie sur le modèle britannique, et les banques privées familiales sont désormais concurrencées par les banques de dépôts qui prennent la forme de sociétés anonymes (SA) très entreprenantes. Ainsi, les sociétés commerciales et industrielles bénéficient d’un nouveau cadre juridique plus souple.

La loi de 1867 libéralise la création des SA où les actionnaires ne sont responsables des résultats de l’entreprise qu’à hauteur de leurs apports (c’est-à-dire la valeur de leurs actions) et non sur l’ensemble de leurs biens comme dans les sociétés de personnes (en nom collectif ou en commandite). Les SA, ou sociétés de capitaux, désormais facilement autorisées par l’État et éventuellement cotées en bourse, peuvent rassembler des sommes importantes. Ces capitaux servent à financer des projets très coûteux comme le développement de lignes de chemin de fer ou la création de grands établissements industriels dans la sidérurgie, le textile, la mécanique ou la chimie naissante. Les usines de plus de cent ouvriers se multiplient donc sous le Second Empire (1852-1870) mais elles ne constituent pas encore la forme dominante de production. De plus, la concentration des capitaux ne signifie pas toujours la naissance de grandes usines. Par exemple, en 1845, la compagnie des mines d’Anzin, avec 50 millions de francs de capitaux propres et 3 000 ouvriers, apparaît comme un géant, mais dans la réalité elle se compose d’une multitude de petits établissements assez dispersés.

Enfin, ces nouvelles pratiques financières et boursières « libérées » donnent lieu à quelques excès et plus particulièrement à des opérations de spéculation en bourse sur la valeur des actions et la manipulation des cours. Honoré de Balzac[47] et Émile Zola[48] décrivent ces pratiques en s’inspirant de faits réels qui concernent souvent les banques et affectent indirectement le processus d’industrialisation. Ces scandales ravivent la méfiance des épargnants vis-à-vis des grandes entreprises ou des grandes banques. Mais il existe aussi une tendance de plus en plus forte : la foi dans le progrès technique et l’abaissement du prix des produits manufacturés grâce à la mécanisation et au libre-échange. Les crises conjoncturelles sont d’ailleurs toutes surmontées malgré leur virulence caractérisée par une hausse violente du chômage (sans système d’indemnisation). La plus sévère est celle de 1846-1848 qui aboutit au renversement de Louis-Philippe.

L’examen global de la première industrialisation en France offre donc un tableau contrasté. Le tissu industriel français se densifie et devient de plus en plus compétitif entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1870. Mais il le fait selon des voies très variables et souvent éloignées du modèle anglais observé à Manchester. Ceci s’explique en partie par la nécessité de produire des objets manufacturés différents, afin de jouer la carte d’une complémentarité avec la redoutable industrie britannique des cotonnades. Cette diversité de l’industrialisation s’inscrit aussi dans la variété des traditions techniques régionales. Pour bien comprendre cet aspect de la problématique, il apparaît nécessaire de se pencher désormais sur les différents territoires français de l’industrialisation.


Notes :

[44] Christophe Prochasson, Saint-Simon ou l’anti-Marx, Paris, Perrin, 2005.

[45] Vincent Barnett, Kondratiev and the Dynamics of Economic Development: Long Cycles and Industrial Growth in Historical Context, Palgrave MacMillan, 1998.

[46] Patrick Verley, Nouvelle histoire économique de la France contemporaine. 2 – L’industrialisation 1830-1914, Paris, La Découverte, 1995, p. 66-67.

[47] Honoré de Balzac, La Maison Nucingen, Paris, La Presse (roman-feuilleton), 1837.

[48] Émile Zola, L’argent, Paris, G. Charpentier, 1891.