2.4.2 La construction d’un succès économique et technique (1836-1880)


Sortir de l’ère des échecs

Adolphe et Eugène Schneider, qui bénéficient d’une expérience financière et technique acquise au service du banquier Sellière, fondent une société en commandite appuyée par le financier en profitant d’une conjoncture favorable. Les prix des produits métalliques sont à la hausse en raison du développement du réseau ferré et de la marine à vapeur[106]. C’est en réorientant le Creusot vers des productions à forte valeur ajoutée que les Schneider peuvent sortir de l’ère des échecs. D’importants investissements sont réalisés. Le capital passe de 4 millions de francs en 1836 à 14 millions en 1860. C’est pour forger les grosses pièces métalliques comme les arbres de transmission des nouveaux navires, que l’ingénieur François Bourdon conçoit le premier marteau-pilon à vapeur (1841). Après s’être imposé en France dans la production de rails, le Creusot domine la construction des locomotives et la production de charpentes métalliques qui trouve des débouchés dans les gares, les ponts ferroviaires et les bâtiments industriels. Pour s’approvisionner en houilles grasses nécessaires pour fabriquer du coke, le Creusot passe des accords avec les houillères de la Loire et acquiert des puits à Blanzy[107]. L’ouverture du canal latéral à la Loire en 1838 permet d’acheter des fontes et des minerais nivernais plutôt que des fontes comtoises, trop irrégulières[108]. De quatre, on passe à dix hauts-fourneaux en 1857. Pour éviter la baisse des prix, le Creusot s’entend avec ses principaux concurrents (Decazeville, Alès, Terre noire, de Wendel) et Schneider participe en 1864 à la fondation du Comité des forges, créé notamment pour défendre les intérêts des grands sidérurgistes.

« Une sorte d’empire du fer »[109]

Alors que la concurrence s’intensifie après les traités de commerce des années 1860 et en raison de la constitution d’un réseau ferré national, l’usine du Creusot se transforme profondément et se pose en usine modèle. Terminée en 1867, la grande forge double la capacité de travail et conduit à réorganiser le processus de production. En même temps que l’organisation spatiale de l’usine est rationalisée, le nombre des contremaîtres augmente de 50% et les résultats d’exploitation sont examinés service par service[110]. En 1869, Schneider fait l’acquisition des houillères de La Machine (Nièvre, à une centaine de kilomètres du Creusot) dont il intensifie l’exploitation. Il complète ses s’approvisionnements avec les excellents minerais de fer méditerranéens, ce qui lui permet d’utiliser systématiquement le convertisseur à acier Bessemer. Le Creusot peut répondre aux demandes de la Défense nationale qui s’intensifient après la défaite de 1870. L’ouverture d’un nouvel atelier de forgeage permet d’installer en 1876 un marteau-pilon géant de 100 tonnes. Sans rival pour forger les grands arbres d’hélice des bateaux à vapeur, les plaques de blindage et les lingots d’acier destinés à la fabrication de gros canons, l’image de la grande usine est donnée en exemple à la Nation lors de l’Exposition universelle de Paris de 1878.

On cherche en vain une protestation contre le bruit incessant ou les fumées industrielles dans les descriptions de la ville ou les mémoires du militant ouvrier Jean-Baptiste Dumay. Pourtant, le constat que fait Guy de Maupassant est accablant : « Une poussière de charbon voltige, pique les yeux, tache la peau, macule le linge […] Une odeur de cheminée, de goudron, de houille flotte, contracte la gorge, oppresse la poitrine »[111]. Mais, pour les visiteurs, le nombre et la hauteur des cheminées mesure la réussite technique et la prospérité du Creusot[112].

La puissance du groupe va de pair avec la montée en politique des frères Schneider. Maire du Creusot et membre du Conseil général de Saône-et-Loire, Adolphe est élu député en 1842. Cette implication dans les affaires publiques permet notamment de peser dans la politique des transports. Décédé en 1845, il est remplacé par son frère Eugène qui affirme sa présence dans le monde des affaires : régent à la banque de France depuis 1854, il entre en 1857 au Conseil d’administration de la Compagnie des chemins de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée qui devient l’un de ses meilleurs clients.


Notes :

[106] Louis Bergeron, Le Creusot… op. cit.

[107] Bertrand Gille, La sidérurgie française au XIXe siècle, Genève, Droz, 1968, p. 180.

[108] Jean-Philippe Passaqui, La stratégie des Schneider. Du marché à la firme intégrée (1836-1914), PUR, 2006.

[109] Julien Turgan, « Le Creusot », Les Grandes usines, t. 6, Paris, Lévy Frères, 1870, p.1.

[110] Agnès d’Angio, Schneider et Cie et la naissance de l’ingénierie, Paris, CNRS éditions, 2000.

[111] Guy de Maupassant, « Au Creusot », Gil Blas, 28 août 1883, in Guy de Maupassant, Chroniques. Anthologie, Paris, Le Livre de poche, 2008, p. 637-642.

[112] Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, 2010, p. 9.