2.4.3 Le paternalisme et son territoire


Loger, éduquer et protéger la main-d’œuvre

Considérée comme un foyer d’immoralité, la « caserne » porte l’image inquiétante de la concentration de la foule ouvrière tandis que le taudis, « spectre du logement ouvrier »[113] est souvent pris pour une cause de la misère. Dans ce contexte, fixer les ouvriers ne suffit pas, il faut leur permettre de se loger de façon saine et morale, c'est-à-dire en famille. Désireux de séparer l’espace productif de l’espace du logement, Schneider reprend dans un premier temps le modèle gallois de logement par petits immeubles que lui ont légué ses prédécesseurs. Mais, comme la population du Creusot augmente dans des proportions considérables (2700 h en 1836 et 23 000 en 1866) et comme il maîtrise le marché foncier, le patron vend du terrain à bâtir et fait construire un premier lotissement de maisons individuelles, celui de la Villedieu (1865). En 1867, au moment de l’Exposition universelle de Paris qui met le Creusot à l’honneur, contremaîtres et employés de bureau sont logés gratuitement et 700 ménages « recommandables par l’ancienneté et la nature des services »[114], payent un loyer réduit. Parallèlement, le grand patron favorise l’accession à la propriété d’une partie de la main d’œuvre. A peine installés au Creusot, les Schneider créent une école primaire et une école supérieure qui connaissent un franc succès. L’efficacité de l’institution scolaire suppose de renoncer à employer des femmes - sous-payées - « au profit d’une cohérence familiale dont la femme au foyer est le garant »[115]. Les caisses de prévoyance et les soins médicaux permettent d’assurer la sécurité et l’entretien du personnel. L’ensemble de ces mesures permet à la fois de limiter l’importance des salaires directs et d’adapter la main d’œuvre aux besoins de l’entreprise.

Une main-d’œuvre soumise ?

Pourtant le système mis en place par Schneider n’encadre pas complétement la vie sociale. Après la formation d’un club républicain au moment de la révolution de 1848, une grève éclate. Les salaires sont augmentés de 15% et une municipalité comprenant trois ouvriers est nommée[116]. En 1850, les mineurs se mettent en grève pendant dix jours. L’armée occupe la ville et la répression est brutale. Certains ouvriers formés au Creusot conservent la mobilité traditionnelle des gens de métier. Jean-Baptiste Dumay qui a quitté la cité du fer à 18 ans est accueilli à Paris par des Creusotins, nombreux dans la capitale. Pour ce militant socialiste qui écrit à la fin du XIXe siècle, « une féodalité financière et industrielle s’est reconstituée [au Creusot], en lieu et place de la féodalité nobiliaire »[117]. En 1871, on retrouve Jean-Baptiste Dumay à la tête de la Commune du Creusot. Une nouvelle intervention de l’armée met fin au mouvement. La répression est dure mais les salaires sont augmentés. La création d’un territoire au service de l’usine n’empêche pas ses habitants de prendre une certaine autonomie. Alors que la population du Creusot connaît une croissance spectaculaire, la proportion de la population employée à l’usine passe de 55, 5% à 35,8%. Le Creusot est devenu une ville.


Notes :

[113] Jean-Pierre Frey, La ville industrielle et ses urbanités. La distinction ouvriers/employés. Le Creusot 1870-1930, Liège-Bruxelles, 1986, 386 p.

[114] Le Creusot. Son industrie, sa population, Exposition universelle de 1867, Paris, p. 11.

[115] Jean-Pierre Frey, op. cit., p. 107..

[116] Pierre Ponsot, Les grèves de 1870 et la commune de 1871 au Creusot, Paris, Ed. sociales, 1957.

[117] Jean-Baptiste Dumay, Le Creusot : un fief capitaliste, Dijon, Fédération des travailleurs socialistes de l'Est, 1891, p. 30.