1.1.3 La planification « à la française »
La planification est dite « à la française » car elle se distingue de la planification soviétique. Les choix sont négociés et non imposés aux acteurs de l’économie.
C’est ainsi que la planification et notamment les quatre premiers plans de 1946 à 1965, a été un outil singulier au coeur du processus de modernisation de l’industrie. En s’inspirant pour partie des méthodes administratives britanniques et de celles du New Deal américain, Jean Monnet et l’équipe du Commissariat du Plan, crée le 1er janvier 1946, s’installe rue de Martignac peu de temps avant le départ du Général de Gaulle du gouvernement.[219].
L’inaccoutumé de la démarche repose sur la concertation entre les services administratifs, les patrons et les syndicalistes autour d’objectifs de production secteurs par secteurs. Les débuts de la grande croissance reposent sur l’esquisse de ce que nous appelons de nos jours la concertation ou le dialogue social.
Cette concertation se déroule de façon satisfaisante car le Parti communiste et la CGT, largement prépondérante parmi les salariés, sont fortement engagés dans « la bataille de la production ». Leurs objectifs sont alors de moderniser et d’accroître la production nationale afin de limiter la dépendance du pays à l’égard des Etats-Unis.
Cette posture politique se modifie en 1947 - 1948, car le Parti communiste n’est plus au gouvernement, mais les liens créés dans la planification favorisent la poursuite de la concertation. Ainsi par exemple, le secrétaire de la CGT chargé des questions économiques, Pierre Le Brun, louvoie entre la rue de Martignac et la centrale de Montreuil avant de se rallier au gaullisme[220].
La dynamique du consensus est telle que le plan entérine officiellement le retour légal à la semaine de 48 h de travail, au lieu de 40, adoptée en 1936, (les 40h n’étaient plus appliquées dans les faits). Ce gros changement du droit social s’opère sans heurt.
De plus, en engageant le débat avec les entrepreneurs dans les commissions le Plan délimite le périmètre des nationalisations, il stoppe la vague. Il n’y aura plus de nouvelles nationalisations avant 1982.
Enfin, dans un autre registre, le Plan Monnet valide le consensus pour limiter les dépenses militaires. Elles diminuent fortement. Sur la base 100 en 1952, les dépenses de la Défense nationale s’établissent à 97 en 1953, 89 en 1954, 86 en 1955, elles ne retrouvent leur niveau de 1952 qu’en 1956[221]. Evidemment, ceci est rendu possible par l’existence des alliances, Alliance Atlantique en 1949, et OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) en 1950 qui offrent à la France la protection nucléaire américaine. Cependant, l’assistance militaire américaine se développe à nouveau pendant la guerre d’Indochine où la France est confrontée à partir de 1947 à « la guerre de libération » conduite par les communistes vietnamiens. Les Européens prennent l’habitude d’être défendus contre la menace soviétique –supposée ou réelle – par les armes américaines. Cette situation sera modifiée dans les années 1960 quand le Général de Gaulle décide le départ de la France de l’OTAN (1966) et engage la dissuasion nucléaire en officialisant la fabrication d’une bombe atomique française.
Le succès du Plan Monnet repose en premier lieu sur le fait d’avoir fait des choix d’investissements. A l’encontre d’une politique hésitante de saupoudrage, il a déterminé des priorités à la reconstruction-modernisation. Indépendamment de ses objectifs, le Plan Monnet a introduit un volontarisme de la politique économique et ce volontarisme est en lui-même un succès. Ce faisant, il donne confiance aux acteurs de l’économie pour l’avenir à moyen terme. Cette confiance permet à la France d’entrer de plain-pied dans les « trente glorieuses ». Le Plan Monnet est d’abord un succès politique.
La mise en oeuvre du Plan est rendue possible par les financements américains. Un premier prêt de reconstruction, dit « Blum-Byrnes », intervient en mai 1946. Puis les crédits du plan Marshall abondent l’économie française à partir de 1948. Pour l’essentiel, l’argent américain sert à acheter du matériel américain: des locomotives diesel, des tracteurs, des haveuses pour les mines, des grands outils pour la sidérurgie comme les grands trains à bande d’Usinor dans le Nord et de la SOLLAC en Lorraine.
Le « Plan de reconstruction et de modernisation de la France », a fait l’objet d’ajustements permanents. Un premier ajustement intervient avec le passage du plan généraliste aux « secteurs prioritaires » (l’électricité et le charbon, la sidérurgie, les matériaux de construction, les transports et le machinisme agricole). Les ajustements suivants se réaliseront en liaison avec les demandes de l’Organisation Européenne de Coopération Economique (OECE qui deviendra OCDE) ainsi qu’avec les injonctions de l’administration américaine en Europe (ECA).
Succès politique, le premier plan et les suivants comportent de nombreuses limites. Certains aspects sont peu ou pas pris en compte. Les contraintes environnementales ont été ignorées car elles n’étaient pas présentes dans l’esprit des décideurs. La planification a reposé sur les dynamiques existantes sans pouvoir anticiper les innovations ou les secteurs d’avenir. C’est ainsi par exemple que le Plan Monnet s’intéresse peu à l’électrométallurgie, déjà handicapée par la perte de ses ressources en hydroélectricité avec la nationalisation, alors qu’elle participera de façon importante à l’expansion internationale du pays dans les années 1960. Dans certains secteurs, le Plan Monnet ne fait qu’entériner ce qui se préparait dans les nouveaux états-majors d’entreprises. Le cas le plus évident est celui de l’électricité. Le Plan Monnet fait des choix délibérés comme celui de privilégier les industries structurantes au détriment des programmes de reconstruction de logement et des travaux publics. Le Plan Monnet fait aussi des choix contradictoires à moyen terme. Le meilleur exemple est celui des ressources énergétiques. La modernisation simultanée des charbonnages et des raffineries prépare la victoire des hydrocarbures et la fin des charbonnages
Dans les charbonnages, la rationalisation des exploitations est exemplaire, par exemple avec la concentration des puits. Elle est réalisée avec une grande détermination par les ingénieurs des mines, parfois au détriment de la qualité des relations sociales ou même de la santé (augmentation importante des cas de silicose avec la généralisation du marteau piqueur). Les gains de productivité sont spectaculaires mais ils ne parviennent pas à établir l’équilibre économique des Charbonnages de France. D’une part, l’importation de charbons étrangers, est encouragée, et le charbon français, exploité en sous-sol, subi la concurrence des gisements américains à ciel ouvert. D’autre part le programme de modernisation du pays comporte aussi une reconstruction et un renforcement des équipements de raffinage en France (cf. loi de 1928) ce qui ouvre la voie à la compétitivité prix du fuel. Les deux concurrences, charbon importé et fuel peu coûteux, provoquent la crise charbonnière dès 1956 et conduisent les pouvoirs publics à engager un vaste programme de fermeture progressive des mines de charbon. La première étape est le Plan Jeanneney de 1963. L’effort humain comme l’effort financier, tous deux considérables, engagés dans la « bataille du charbon » ont été un feu de paille.
Le Plan Monnet énonce et épouse les formes de la reconstruction modernisation tout autant qu’il les produit. Ses ajustements, ses limites et ses contradictions sont occultés par le remarquable succès de sa dynamique politique qui repose sur une politique économique de forme keynésienne. Mais la France de 1946 n’a pas d’autres choix. Ces dispositifs provoquent la hausse des dépenses publiques qui passent de 26.7% du PIB en 1950 à 40.9 en 1977.
Les prévisions des deuxième et troisième plans sont bousculées par l’histoire de la Quatrième République et en particulier par les guerres d’Indochine et d’Algérie. L’élan de la Cinquième République et l’habileté de Pierre Massé redonne au Quatrième plan le lustre de « l’ardente obligation » qui coïncide avec l’apogée de la croissance. Au-delà de 1965, avant la fin des « trente glorieuses » donc, la planification dérape et ses préconisations de croissance sont déconnectées de l’évolution réelle du pays[222]. Henry Rousso évoque une « déplanification »[223]. Au demeurant, « la grande politique industrielle » de Georges 224 Cazes (Bernard), "Un demi siècle de planification indicative", in Lévy-Leboyer (Maurice), Casanova (Jean Claude), (dirs) Entre l'Etat et le marché. L'économie française des années 1880 à nos jours, Gallimard, Paris, 1991, 225 Rousso (Henry),(dir), La planification en crises (1965-1985), Éditions du CNRS, Paris, 1988. Pompidou, comme Premier Ministre (1962 – 1968), puis comme Président de la République 1969 – 1974) développe des interventions sectorielles afin de soutenir la création de « champions nationaux » sans utiliser les outils du plan[224].
Le gouvernement entreprend des projets ambitieux. Sur le registre de la recherche d’une puissance industrielle nationale, l’Etat décide en 1962 la construction de l’avion Concorde dans le cadre d’une coopération franco-britannique. C’est aussi le cas du « Plan calcul » en 1966[225]. Il s’agit alors de favoriser l’essor d’une industrie nationale d’ordinateurs, un domaine où l’avance américaine est forte avec la firme IBM. Ces deux interventions seront des échecs.
Fondamentalement, c’est l’ouverture des marchés, conséquence de la construction européenne qui modifie complètement la capacité de l’institution du Plan à anticiper. C’est ainsi que les hausses de salaires à l’issue de la crise sociale de mai 1968 se sont traduites par des achats de biens importés et par un déficit de la balance commerciale.
Notes :
[219] Philippe Mioche, Le Plan Monnet, genèse et élaboration 1941-1947, Paris, Publications de la Sorbonne, 1987.
[220] Philippe Mioche, « Pierre Le Brun », in Claire Andrieu, Philippe Braud, Guillaume Piketty, Dictionnaire De Gaulle, Paris, Bouquins, Robert Laffont, 2006, pp. 672 – 673.
[221] SEEF, « Les dépenses budgétaires de l’Etat », 1960.
[222] Bernard Cazes, "Un demi siècle de planification indicative", in Maurice Lévy-Leboyer, Jean-Claude Casanova, (dirs) Entre l'Etat et le marché. L'économie française des années 1880 à nos jours, Gallimard, Paris, 1991.
[223] Henry Rousso,(dir), La planification en crises (1965-1985), Éditions du CNRS, Paris, 1988.
[224] Eric Bussière, (dir.), Georges Pompidou face à la mutation économique de l’Occident, 1969 – 1974, Paris, PUF, Politique d’aujourd’hui, 2003.
[225] Pierre Mounier-Kuhn, L'informatique en France, de la seconde guerre mondiale au Plan Calcul. L'émergence d'une science, Paris, PUPS, 2010.