2.1 Une trajectoire unique en Europe

Depuis les années 70, la part de l’industrie dans la population active et le PIB a diminué dans tous les pays industrialisés d’Europe.


Cette évolution générale est la conséquence mécanique des gains de productivité de l’industrie qui sont bien plus élevés que dans les services. Cependant, la situation de la France est unique car c’est, aujourd’hui, le pays le plus désindustrialisé d’Europe. Alors que, en moyenne, la part de l’industrie dans le PIB de la zone euro s’élève à 18,6 % en 2010, en France, elle est seulement de 12,6 %. Bien plus, le décrochage de la France est particulièrement net[255] par rapport aux pays qui ont le mieux résisté à la désindustrialisation, voire se sont réindustrialisés : Allemagne (23,7 %), Autriche (22,3 %), Suède (21,1 %), Pays-Bas (18,4 %). Les statistiques du commerce extérieur confirment le recul de l’industrie : la balance commerciale française des biens industriels (hors énergie) se dégrade depuis 2003, le creusement du déficit s’expliquant en partie par la détérioration du solde des échanges du secteur automobile devenu déficitaire en 2008. Entre 1995 et 2010, la part de marché de la France au niveau mondial s’est contractée de 35 %. En 2012, le déficit manufacturier s’élève à 45,6 milliards tandis que la plupart des pays européens ont vu leur excédent progresser, parfois de manière impressionnante, celui de l’Allemagne (295 milliards) triplant même en 12 ans. Enfin, conséquence du recul de son industrie, le PIB par habitant progresse moins vite en France que dans les autres pays européens, si bien qu’on peut parler d’appauvrissement relatif : alors qu’en 2002 il représentait 115,1 % de celui de l’Union européenne (à 27), il n’en représente plus que 107,7 % en 2013, le déclassement vis-à-vis de l’Allemagne (86,8 %) étant particulièrement net alors que les deux pays faisaient jeu égal au début du siècle.

Ce processus de désindustrialisation massive et continue recouvre en fait trois phases distinctes[256]. De 1974 à 1987, ce sont des pans entiers de l’industrie qui disparaissent : si les industries traditionnelles (textile, charbon, sidérurgie, chantiers navals), déjà en difficultés, sont touchées les premières, les défaillances d’entreprises et les destructions d’emplois s’étendent aussi à la machine-outil, l’électroménager et l’électronique grand public. L’effondrement de la machine-outil est emblématique : trop dépendante du marché national, trop fragmentée et trop confiante dans ses capacités d’innovation, cette industrie rate le virage de la commande numérique et, malgré le plan de restructuration de 1981, perd près de la moitié de ses effectifs entre 1976 et 1984[257]. Enfin, la période connait un nombre impressionnant de grands naufrages industriels avec notamment la liquidation de Boussac, de Normed et de Creusot-Loire.

La baisse de l’emploi industriel s’interrompt en 1987 avant de reprendre entre 1990 et 1995 où les pertes d’emplois s’élèvent à 400 000. En particulier, la France a payé un lourd tribut à la crise monétaire de 1992-1993 qui s’est traduit par la perte d’un nombre considérable de PME et d’emplois.

Enfin, au cours de la troisième vague, commencée en 2001 et toujours pas achevée, ce sont plus de 700 000 emplois industriels qui ont été détruits (jusqu’en 2013). Sur la seule période 2009-2014, 1 576 usines ferment alors qu’on enregistre seulement 1 000 créations, mais les usines qui se créent sont de plus en plus petites en termes d’effectifs. Plus grave, et même si l’information ne fait pas la « une » des journaux au contraire des sinistres spectaculaires de Petroplus, Goodyear ou Doux, les petites entreprises qui maillent le territoire disparaissent en grand nombre. Mais les difficultés de l’industrie française ne se réduisent pas aux seules fermetures d’usines : la situation de plusieurs secteurs phare de l’industrie française s’est dégradée (le secteur automobile s’est effondré et le solde commercial de l’agroalimentaire est devenu déficitaire) ; quatre grands groupes (Arcelor, Lafarge, Alcatel, Alstom pour la partie énergie) sont passés sous contrôle étranger ; Areva est en quasi-faillite; PSA et EDF ont été exclus du CAC 40 ; et la France perd peu à peu les directions de ses grands groupes qui se « dénationalisent ».


Notes :

[255] Pierre-Noël Giraud, Thierry Weil, L’industrie française décroche-t-elle ?, Paris, La documentation française, 2013 ; Michel Hau, « France-Allemagne : chronologie d’un décrochage », Revue française d’histoire économique, n° 2, 2014, p. 62-84.

[256] François Caron, Histoire économique de la France, XIX-XXe siècle, 2eme édition, Paris, Colin, 1995, p.350-371 ; Jean-Louis Levet, Une France sans usines ?, Paris, Economica, 1988 ; Patrick Artus, Marie-Paule Viard, La France sans ses usines, Paris, Fayard, 2013 ; Pierre Lamard, Nicolas Stoskopf (dir.), 1974-1984 : une décennie de désindustrialisation ?, Paris, Editions Picard, 2009.

[257] Christian Saint-Etienne, Robin Rivaton, Le Kapital pour rebâtir l’industrie, Fondapol, avril 2013, p. 10-11.