2.6 Les mutations sociales et territoriales
Les transformations de la sphère productive et le recul des ouvriers
Depuis les années 70, la sphère productive connait des transformations profondes[280]. Le nombre d’ouvriers tombe de 8,2 millions en 1975 à 5,7 millions en 2007.
C’est la conséquence d’un triple mouvement de mécanisation et d’automatisation, de délocalisations, et de fermetures d’usines. Parallèlement, ils travaillent dans des usines plus petites : en 1982, plus du quart des ouvriers était employés dans des entreprises de plus de 1000 salariés, vingt ans plus tard ils ne sont plus que 15 %. Qui plus est, en raison de la progression de l’intérim et des CDD, on constate la multiplication sur un même site des types de contrats et de situations. Développement du travail à la chaîne (chez Renault, 64 % des ouvriers sont sur une chaîne en 2010 contre 30 % en 1978), amélioration des conditions ergonomiques de travail, intensification du travail au nom de la « qualité totale », et aggravation des souffrances au travail définissent l’univers de l’usine. Entre 1982 et 2009, les salariés employés à la fabrication ont diminué de 34,9 %, ce qui s’explique à la fois par d’importants gains de productivité et l’abandon de pans entiers de l’appareil productif, tandis qu’ils sont de plus en plus nombreux à être employés dans des services souvent externalisés (manutention, logistique, entretien, transport). Le déclin des emplois de fabrication est allé de pair avec le développement de la fonction R&D et conception dont les effectifs ont augmenté de 89,3 % et se concentrent en Ile-de-France et en Rhône-Alpes au détriment des vielles régions industrielles du Nord et de l’Est.
L’industrie aéronautique et une industrie d’assemblage intensive en R&D où le développement d’un produit demande de très importants investissements de long terme et où l’Etat joue un rôle important en raison de son caractère stratégique. L’aviation civile représente 75 % du chiffre d’affaires du secteur en 2013. Elle englobe plusieurs grands constructeurs : Airbus (avions de ligne de plus de 100 places) qui représente 50 % des exportations du secteur, Eurocopter (1er producteur mondial d’hélicoptères civils), Dassault (avions d’affaires) et ATR (avions de transport régional à turbopropulseurs), ainsi que de grands équipementiers (Safran, Thales, Zodiac) et une multitude de PME spécialisées. Trois des quatre constructeurs sont intégrés à des groupes européens.
Une nouvelle géographie de l’industrie
Sous l’impact d’une croissance devenue très sélective, les territoires connaissent de profondes mutations[281]. On peut distinguer trois tendances lourdes : la renaissance de l’Ouest et du Midi, la reconversion des régions désindustrialisées, et le processus de métropolisation.
Alors que les régions industrielles (Nord-Pas de Calais, Lorraine, Haute-Normandie, Franche-Comté, Picardie, Champagne-Ardenne et banlieue parisienne) perdent des usines et des emplois, on assiste à la renaissance spectaculaire de la Bretagne, des Pays de Loire, du Midi-Pyrénées et du Languedoc-Roussillon qui créent des entreprises et des emplois et attirent la population. Dans la région Pays de Loire, devenue la troisième région industrielle française, le repli de l’emploi industriel a été seulement de 9,4 % entre 1990 et 2010 contre 23,9 % dans l’ensemble du pays. Le département le plus dynamique, la Vendée, a certes perdu 70 % des emplois dans le textile-habillement-cuir, mais en a créé en grand nombre dans l’agro-alimentaire, la fabrication de produits en caoutchouc et la métallurgie.
La reconversion des régions touchées par la désindustrialisation est un processus complexe dans lequel l’Etat a injecté des moyens importants (primes de reconversion, prêts du Trésor à bas taux d’intérêt, exonération de charges fiscales, actions de formation, réhabilitation des friches industrielles, etc.) ; de plus, les grandes entreprises qui restructurent leur outil de production y ont participé en créant des sociétés de conversion (une vingtaine dans la sidérurgie à la fin des années 80) pour revitaliser les bassins concernés. En dépit de réelles réussites (en Lorraine : Mécanica à Thionville, le pôle de plasturgie de l’Est à Saint-Avoid, ou Smart à Hambach), les résultats ne sont pas pleinement convaincants, si bien que la reconversion apparait comme une « mutation inachevée » (Didier Paris).
Le processus de métropolisation s’est renforcé. Entre 1982 et 2009, les métropoles captent l’essentiel de la croissance en emplois des fonctions stratégiques comme la recherche et la conception (72,8 %) et des prestations intellectuelles supérieures (65,8 %), cet écrémage appauvrissant le reste du territoire où le déficit en main-d’oeuvre très diplômée pose de redoutables problèmes dans un contexte d’intellectualisation croissante du travail industriel et des services aux entreprises. Parallèlement, la césure Paris/province se renforce car la capitale bénéficie d’une polarisation exceptionnelle des fonctions métropolitaines. Le système productif francilien est de plus en plus spécialisé dans les fonctions de commandement (les sièges sociaux à Paris et à la Défense) et les fonctions stratégiques : services financiers et juridiques, services informatiques, et activités scientifiques et techniques. Mais la région est de plus en plus polarisée: les fonctions décisionnelles glissent de Paris vers les Hauts-de-Seine et les industries de pointe et la R&D vers le sud-ouest ; la Seine-Saint-Denis s’est vidée d’une grande partie de ses activités de fabrication et se désouvrièrise ; les fonctions productives et transversales (logistiques) sont surreprésentées à l’est de la région. La densification des réseaux de transport (TGV et autoroutes) et le transfert d’activités productives permet à Paris et à l’Ile de France d’élargir leur influence vers des espaces périphériques fragilisés (Picardie, Lorraine, Bourgogne, vallée de la Loire, Poitou, etc.) et d’organiser ainsi un vaste système productif cohérent et intégré à l’échelle d’un grand Bassin parisien. Trois ensembles échappent largement à l’attraction parisienne : le système rhône-alpin, élargi vers le sud de la Bourgogne et le Massif central, est caractérisé par la diversité de son tissu industriel, l’importance de l’appareil d’enseignement supérieur et de recherche, et la présence de plusieurs pôles de compétitivité (biologie, chimie, textiles) ; la Bretagne qui a engagé un véritable processus de développement endogène ; et le Grand Sud-Ouest organisé autour de deux métropoles, Bordeaux et Toulouse, et dont le système productif est structuré par les industries aéronautiques et spatiales.
La crise de 2008-2009 souligne les contours de cette nouvelle géographie de l’industrie : elle a durement touché les régions les plus industrielles, celles du Nord et de l’Est, et largement épargné l’Ouest et le Sud ; quant aux grandes villes, elles ont mieux résisté que le reste du pays car, d’une part, elles se sont tellement désindustrialisées (sauf Grenoble) depuis trente ans qu’il n’y restait plus beaucoup d’emplois industriels à détruire à la fin des années 2000 et, de l’autre, les services ont été beaucoup moins affectés.
Notes :
[280] Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, Paris, Perrin, 2012, p. 281-323, et Laurent Carroué, op. cit., p. 128-139.
[281] Jean-François Eck, Histoire de l’économie française de la crise de 1929 à l’euro, Paris, Colin, 2009, p. 306-313 ; Laurent Carroué, op. cit., p. 98-125 ; Laurent Davezies, La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Paris, Seuil, 2012, p. 28-31.