1.2.3 L'Europe

Les débuts de la construction européenne initiés par le Plan Schuman le 9 mai 1950 et la création de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA par la suite) en 1952, reposent sur l’initiative politique la plus novatrice de la période des trente glorieuses.
Mais qu’en est-il pour la France industrielle ?


Entre sa mise en place (1952) et le coup d’arrêt provoqué par l’échec de la Communauté Européenne de Défense (1954), l’exécutif de la CECA, pompeusement baptisé Haute Autorité[232], a entrepris des réalisations ambitieuses. La Haute Autorité, conduite par Jean Monnet de 1952 à 1955 a créé de toutes pièces les instances de la première institution supranationale européenne. Elles reposent sur un quadrilatère d’institutions, « le carré magique » selon Jacques Delors. La principale originalité est la création de deux exécutifs, la Haute Autorité (expression des intérêts communs) et le Conseil (expression des intérêts nationaux) où la première à l’initiative des propositions et le second celui de les accepter ou de les refuser.

Plus classiquement, la première Europe repose sur une Cour de justice indépendante[233] et sur un embryon de Parlement, réduit à l’origine à la portion congrue. Le peu d’empressement des initiateurs, Jean Monnet en premier chef, pour la démocratie représentative continue d’ailleurs d’alimenter les arguments de ceux qui font un procès en démocratie au projet européen[234]. Ces institutions s’accompagnent de la mise en place d’une fonction publique européenne dont les statuts sont originaux.

La gestion financière de l’institution a été remarquable. Grâce à un système d’emprunts internationaux, garantis par la CECA et ses six Etats membres sur les marchés financiers, la Haute Autorité est en mesure de proposer des prêts avantageux aux entreprises de son ressort, les activités sidérurgiques et les charbonnages, et ceci tout en dégageant une marge. Ce mécanisme préfigure la Banque Européenne d’Investissement qui est mise en place en 1957 avec le traité de Rome.

La CECA esquisse les politiques de recherche commune pour l’acier et le charbon. En soutenant des projets de recherche transnationaux. Elle modifie le fonctionnement cloisonné des laboratoires nationaux ou des entreprises et trace les linéaments de la politique de recherche européenne.

Enfin, la Haute Autorité esquisse une politique sociale européenne en favorisant un dialogue inédit avec son Comité –purement consultatif- Economique et Social et mettant en place les mécanismes d’aide à la reconversion des hommes et des territoires. Elle développe aussi une politique d’aide aux logements des salariés qui, si elle bénéficie aux premiers destinataires, rentre vite en conflit avec les nécessités croissantes de la mobilité des salariés quand les secteurs acier et charbon sont en difficultés.

Mais la Haute Autorité est aussi amenée à renoncer à certaines de ses ambitions initiales. Pour ne retenir que son influence sur les industries françaises du charbon et de l’acier, elle entérine plusieurs renoncements. Elle ne vole pas au secours du secteur charbonnier qui entre dans une crise d’excédents en Europe dès 1956. Il est vrai que la première communauté est alors divisée. Les Néerlandais et les Italiens se satisfont des importations massives de charbon américain, les premiers parce que le minerai transite par Rotterdam, les seconds parce qu’ils n’ont pas de mines. C’est ainsi qu’en 1959, la Haute Autorité renonce à déclarer l’état de crise manifeste pour le charbon comme elle le fera au début des années 1980 pour l’acier. La récession des Charbonnages de France peut commencer, marquée en particulier par le plan Jeanneney de 1963.

Confrontée aux réticences souveraines des Etats membres, la Haute Autorité renonce aussi à intervenir dans le domaine des prix de vente sur les marchés intérieurs alors qu’un article lui en donnait expressément le pouvoir (article 60). Mais sur ce point, les gouvernements français de la Quatrième et de la Cinquième Républiques ne souhaitent pas se départir du contrôle du prix de vente de l’acier (et du charbon). Il s’agit tout à la fois de maîtriser (relativement) l’inflation en régissant le prix de l’acier, matière première de l’industrie de transformation et de soutenir indirectement d’autres secteurs comme celui de l’automobile en limitant ses coûts de fabrication. C’est Renault plutôt qu’Usinor. La Haute Autorité renonce aussi à intervenir véritablement dans le domaine des transports (article 70). Enfin, et peut-être surtout pour l’industrie française, la Haute Autorité renonce à toutes préconisations en matière de fusion et de concertation d’entreprises (article 65). Elle devient une chambre d’enregistrement de ce qui est décidé dans ce domaine entre les pouvoirs publics et les entreprises. Le résultat est que le secteur, balancé entre les indécisions des pouvoirs publics et les ambitions contradictoires des entreprises sidérurgiques, n’entamera la consolidation indispensable du secteur qu’après les nationalisations de 1982[235].

Le bilan de la première communauté européenne est contradictoire. La mise en place de la CECA est un tournant dans l’histoire des relations franco-allemandes et des relations internationales, elle entreprend dans les faits la nécessaire construction européenne. Mais elle a un impact limité sur le fonctionnement des relations Etat industrie en France qui se prolongent sous la forme d’un dialogue corporatiste entre les pouvoirs publics et l’organisation professionnelle, la Chambre syndicale de la Sidérurgie Française. Quant aux charbonnages, ils sont laminés dans une double impasse. Le soutien accordé d’une part aux autres sources d’énergie, et notamment aux produits pétroliers. Le coût technique et humain de l’exploitation dans le sous-sol national. Leur fermeture est inéluctable, elle s’achèvera en 2004.

Ce n’est pas le traité de Rome en 1957 et la mise en place de la Communauté Economique Européenne (CEE par la suite) qui changent les choses pour l’industrie française. Le traité de Paris (1951) prévoit une libéralisation discrète du marché (article 2): « La Communauté doit réaliser l’établissement progressif de conditions assurant par elles-mêmes la répartition la plus rationnelle de la production au niveau de productivité le plus élevé, tout en sauvegardant la continuité de l’emploi et en évitant de provoquer, dans les économies des Etats membres, des troubles fondamentaux et persistants ». Le traité de Romme adopté en 1957 par les six premiers Etats membres prône (article 3, alinéa f): « l’établissement d’un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché commun », c'est-à-dire une forme du libéralisme qui, en tout cas, limite grandement les possibilités pour les Etats membres de mettre en oeuvre des politiques industrielles de protection ou d’encouragement. Inspiré par l’Ecole économique de Francfort, l’ordo libéralisme ou « économie sociale de marché » allemand n’entendent pas entendre prononcer le mot « politique industrielle » ; pas plus que les mots « nationalisation » ou « planification ». Cette politique économique qui est au coeur du miracle allemand associe une approche libérale et sociale. Ceci se manifeste notamment dans les différentes formes de cogestion. Il est important de préciser que ces rejets de l’intervention économique, portés politiquement par le parti démocrate-chrétien (dominant jusqu’en 1966, date de la première « grande coalition »), reflète le rejet du nazisme. En Allemagne, l’interventionnisme, la planification, la prise de contrôle par l’Etat, sont des héritages nazis et de cela, l’Allemagne nouvelle ne veut plus. Dans ces conditions, la France affaiblit par l’échec de la CED et par la Guerre d’Algérie, accepte un traité dont les ambitions sont a priori limitées à la libre circulation des marchandises dans le marché intérieur européen. Cette zone de libre-échange, protégée provisoirement par un tarif extérieur commun et administré par des institutions succédanées de la précédente communauté (une Commission du marché commun à la place de la Haute Autorité) est le coeur du nouveau traité. La perspective de voir déferler, par exemple, les machines-outils allemandes sur le marché français[236], conduit l’organisation patronale à protester. Mais cette protestation n’aboutit à rien car elle dissimule mal les divisions des entrepreneurs. Entre ceux qui protestent et ceux qui escomptent les exportations à venir en Belgique, en Italie et même en Allemagne, le discours patronal se neutralise en peu de temps. La seule disposition du traité de Rome qui concerne vraiment l’industrie française est le libre-échange intérieur sur le marché communautaire, un objectif pleinement atteint en 1968. Les échanges intracommunautaires, portés par le paroxysme de la croissance au début des années 1960, connaissent un développement inédit qui produit de l’interdépendance entre les économies des Etats membres.

☖ Les ressorts de la croissance industrielle de la France


L’Europe de 1950 à 1975 est un formidable projet qui laisse entrevoir la possibilité d’un troisième acteur économique entre la domination mondiale des Etats-Unis et de l’URSS mais ni la CECA, ni la CEE, n’ont considérablement modifiées les conditions d’existence de l’industrie française. Michel Rocard affirme : « On a ainsi créé un Marché commun. Mais on n'a pas été plus loin dans la construction communautaire. Sauf en ce qui concerne l'agriculture, toutes les tentatives de politique commune ont échoué »[237].

Dans les faits, la politique européenne de la France a surtout défendu la mise en place de la Politique Agricole Commune qui était une nécessité pour que l’espace européen retrouve son indépendance alimentaire. Ce choix stratégique a aussi l’avantage de rééquilibrer en faveur de la France le Marché Commun favorable à l’industrie allemande. En ce sens, il a rendu possible la poursuite de l’intégration européenne. Mais le succès de la grande agriculture d’exportation, qui bénéficie de la PAC, pèse aussi sur l’avenir industriel de la France. Ce sont les betteraves françaises contre les machines-outils allemandes.


Notes :

[232] Mauve Carbonell, Des hommes à l'origine de l'Europe. Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA, Aix-en-Provence, Publications de l'université de Provence, 2008.

[233] Vera Fritz, « Contribution à l’histoire de la Cour de Justice de l’Union européenne à travers des biographies historiques de ses premiers membres (1952 – 1972) », thèse de doctorat de l’Université d’Aix-Marseille, 2014.

[234] Antonin Cohen, De Vichy à la Communauté européenne, Paris, Presses Universitaires de France, 2012.

[235] Philippe Mioche (dir). « La sidérurgie française et la maison de Wendel pendant les Trente Glorieuses 1945 - 1975 », Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2015.

[236] Philippe Mioche « La triple malédiction de l’industrie de la machine-outil en France », in Belhoste (Jean-François), Serge Benoît et Serge Chassagne, Philippe Mioche, Autour de l’industrie histoire et patrimoine. Mélanges offerts à Denis Woronoff, Paris, Comité pour l’Histoire Economique et Financière de la France, 2004, p. 589 et suiv.

[237] Le Monde, 24 mai 1977.