1.3.3 Une industrie peu respectueuse de l’environnement
L’essor industriel inédit de la période de la grande croissance provoque des dégâts environnementaux exceptionnels.
La pollution industrielle ne commence pas avec la période de la grande croissance. Depuis le XIXe siècle, des accidents industriels et des protestations marquent l’histoire environnementale de l’industrie[243]. Pendant longtemps, les industriels pratiquent le dédommagement pour les cultures et les animaux endommagés. Mais « l’industrie des années 1970 est entrée dans l’ère du soupçon »[244].
La prise de conscience des dégâts de la croissance s’opère progressivement au cours des années 1960. Elle est amplifiée par la catastrophe industrielle de la raffinerie de Feyzin près de Lyon en janvier 1966.
En 1966-1967 un rapport dresse un inventaire des pollutions des eaux, de l’air, du bruit, etc.[245]. Un ministère de la Protection de la nature et de l’environnement est créé en 1971. Certaines entreprises s’efforcent de faire progresser leurs recherches en vue de limiter les pollutions. C’est ainsi par exemple que la fabrication de l’aluminium procède à l’épuration du fluor au début des années 1970[246]. On observe par ailleurs que la modernisation des charbonnages, et notamment l’utilisation des marteaux piqueurs provoque une augmentation de la maladie de la silicose parmi les mineurs[247]. On découvre progressivement l’ampleur des maladies de longue durée provoquées par l’utilisation massive de l’amiante dans certaines industries (filatures, sidérurgie, réparations et constructions navales)[248].
☖ Faut-il en « finir » avec les Trente Glorieuses
Cet élan de modernisation a connu un ralentissement puis coup d’arrêt avec les prémisses de la crise industrielle qui se dessine dans les années 1970 avant de se muer dans un processus de désindustrialisation. La fin des « trente glorieuses » produit des retours critiques sur ce qu’elles n’ont pas réalisé ou ce qu’elles ont oublié[249], mais aussi une nostalgie qui imprègne encore l’air du temps.
Pour Esther Duflo, économiste française et professeur au Massachusetts Institute of Technology, « les trente glorieuses nous rendent malheureux ». « Nos dirigeants (et nos économistes il faut bien le dire) sont encore prisonniers de l’illusion des « trente glorieuses », de la promesse d’un avenir toujours plus radieux »[250]. Il est parfois devenu de bon ton de critiquer radicalement le temps de la modernisation et même « d’en finir avec les trente glorieuses »[251]. On ne démêlera pas ici les motivations sans doute diverses de cette controverse intellectuelle. Contre la croissance et le progrès des voix se sont après la Second Guerre, comme celles d’Alexandre Kojève ou de Jacques Ellul. Ils ont critiqué les méfaits de la culture des technologies et du progrès au nom de la défense de l’environnement, mais ils sont restés très isolés. Les historiens de l’économie française ne les suivaient pas. « Cette croissance française a reposé sur une industrialisation intensive, désirée au début des années cinquante et contestée aujourd’hui, avec une certaine légèreté, par certains »[252].
On ne peut comprendre l’étonnement et la joie de ceux qui ont participé au temps de la modernisation qu’à la mesure des discours antérieurs sur le déclin français. L’affaiblissement et les désordres économiques de l’entre-deux-guerres dont l’aboutissement est la Révolution nationale de Vichy. Dans un ouvrage collectif en hommage à Jean Bouvier paru en 1987, nous nous autoproclamions « révisionnistes », au temps où ce mot ne portait pas les dérives que certains usages ont fait naître. Et Jean Bouvier écrivait : «Le sens de la révision ? Elle a consisté à découvrir progressivement dans les années 1950 qu’aucune malédiction particulière à multiples ressorts tant matériels que sociaux et culturels ne pesait sur la longue histoire de notre pays ; que notre économie n’a jamais été durablement bloquées depuis le XVIIIe siècle ; que les dynamiques l’avaient emporté de manière récurrente sur les inerties […] En contrario avec le lamento des impuissances et du déclin français….»[253].
Le temps de la modernisation ne mérite pas l’opprobre. Il a été le temps de la croissance et du plein emploi. Cela peut faire encore rêver, même s’il est possible que la croissance soit plus molle et qu’elle produise moins d’emplois. Les trente Glorieuses, « ce n’était pas le paradis, mais c’était le progrès»[254].
Notes :
[243] Alexis Zimmer, Brouillards toxiques, vallée de la Meuse, 1930, contre-enquête, Bruxelles, Editions ZS, 2016.
[244] Denis Woronoff, Histoire de l'industrie en France. Du XVIe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 1994, p. 592.
[245] Jean-Claude Daumas et Philippe Mioche, « L’environnement au premier plan », in Entreprises et Histoire. « Changements dans les entreprises et SHS », n° 35, juin 2004, pp. 69 - 88.
[246] Daniel C. Ménégoz, Innover pour protéger l’environnement : la lutte contre la pollution fluorée par les usines d’électrolyse, in Ivan Grinberg, Pascal Griset, Muriel Le Roux (dir.), Cent ans d’innovation dans l’industrie de l’aluminium, Paris, l’Harmattan, 1997, p. 75 et suiv.
[247] Paul-André Rosental « De la silicose et des ambiguïtés de la notion de « maladie professionnelle » », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 56-1, no. 1, 2009, pp. 83-98.
[248] Odette Hardy-Hémery, Éternit et l’amiante, 1922-2000. Aux sources du profit, une industrie du risque, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2005.
[249] Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, dirs, Une autre histoire des « Trente Glorieuses », Paris, La Découverte, 2013.
[250] Abhijit Bernergee et Esther Duflo, « Nous avons mille raisons d’être heureux », le Monde, 19 août 2016.
[251] Titre de l’introduction in Céline Pessis, Sezin Topçu , Christophe Bonneuil, dirs, Une autre histoire des « Trente Glorieuses », Paris, La Découverte, 2013
[252] F. Caron et J. Bouvier in Fernand Braudel et Ernest Labrousse (sous la direction de) Histoire économique et sociale de la France, Paris, PUF, tome 4,1982, p. 1012.
[253] P. Fridenson et A. Strauss (dir), Le capitalisme français aux 19ème-20ème siècles, blocages et dynamismes d'une croissance, Paris, Fayard, 1987, p. 12.
[254] Jacques Généreux, La Grande Régression, Paris, Seuil, 2010, p17.