2.3 Les politiques publiques : accompagner le déclin ou réindustrialiser ?

Après le choc pétrolier de 1973, la France est touchée par une première vague de désindustrialisation extrêmement brutale.


Dans un premier temps, les pouvoirs publics et les industriels nient jusqu’à la réalité de la crise. Naviguant à vue, le gouvernement Chirac combine une politique de relance par la consommation dont il fait payer le prix aux entreprises et la gestion en douceur des défaillances des entreprises. A partir de 1978, le gouvernement Barre mène une politique de « franc fort » qui a pour but de restaurer la compétitivité des entreprises, impulse avec le CODIS le développement des technologies nouvelles et prend en charge la restructuration des secteurs en difficulté (sidérurgie, chantiers navals), mais la politique de rigueur est rapidement abandonnée, si bien que la situation des entreprises et du commerce extérieur continue de se dégrader. Arrivée au pouvoir en 1981, la gauche lance une politique industrielle dirigiste qui s’organise autour de trois axes : la constitution d’un large secteur public, la restructuration des secteurs en difficultés et la promotion des industries de pointe.

Si les nationalisations permettent de sauver les grands groupes, la politique de filières bute sur l’héritage de la stratégie des créneaux, l’insuffisance des moyens financiers et le refus des groupes de se conformer aux orientations des pouvoirs publics. L’échec de la politique de relance impose le « tournant de la rigueur » et l’abandon du volontarisme industriel. Par-delà les tournants politiques, il existe une réelle continuité dans l’action des gouvernements qui se succèdent au cours de la décennie : ils sacrifient l’investissement productif et la restructuration de l’industrie au maintien de la paix sociale en gérant au coup par coup le déclin de l’industrie en s’appuyant sur le CIASI (Comité interministériel pour l’aménagement des structures industrielles) créé en 1974 et devenu le CIRI (Comité interministériel de restructuration industrielle) en 1982. Ces « commandos de l’anticrise » renflouent les entreprises en mal de fonds propres, organisent des reprises en jouant au stratège sans en avoir les moyens, et accompagnent les fermetures d’usines, évitant ainsi des drames sociaux et territoriaux majeurs[260].

Le gouvernement Mauroy adopte en 1983 une nouvelle orientation d’inspiration libérale qui associe réhabilitation de l’entreprise, désinflation compétitive et intégration européenne. La renonciation au volontarisme industriel marque le début du démantèlement du modèle économique caractéristique des Trente Glorieuses, lequel se poursuit à travers les alternances : libéralisation du marché des capitaux, remise en cause de l’économie de financements administrés, suppression du contrôle des prix et des changes, suppression de l’autorisation administrative de licenciement, dérégulation des services publics, déclin du plan qui finit par disparaitre en 2005, et abandon de la politique des grands projets fondés sur la coordination entre recherche publique, entreprises publiques et commande publique.

En faisant de l’intégration européenne qui s’accélère après la signature de l’Acte unique en 1987 l’axe de sa politique économique, la France renonce en fait aux instruments traditionnels de sa politique industrielle, mais sans en tirer toutes les conséquences[261]. L’entrée en vigueur du marché unique en 1992 condamne la préférence nationale en matière de marchés publics et la défense des champions nationaux. Avec le Pacte de stabilité et de croissance signé en 1997, elle accepte de se soumettre aux règles européennes en matière de déficit public. Avec l’entrée dans la monnaie unique en 2002, elle perd le pouvoir de dévaluer. Parallèlement à cette politique d’ « intégration négative » (Elie Cohen) qui prive les Etats de leurs moyens, la Commission européenne promeut des politiques « horizontales » qui, au contraire des politiques sectorielles, visent à agir non sur les entreprises mais sur leur environnement économique ; la principale est la politique de la concurrence qu’elle oppose aux interventions de l’Etat qui, selon elle, n’a ni les informations ni les compétences pour faire les bons choix.

En France, le crédit impôt recherche (CIR) est sans doute le meilleur exemple de politique horizontale[262]. Créé en 1983 avec pour objectif d’inciter les entreprises à investir davantage en R&D, il consiste à rembourser sous forme de réduction d’impôt une partie de leurs dépenses de R&D. Depuis la réforme de 2008, il n’est plus calculé sur leur accroissement mais sur leur volume. Alors que ce dispositif n’a pas d’équivalent par son ampleur parmi les pays de l’OCDE, de nombreux rapports montrent que le CIR n’a pas eu d’effet d’entraînement sur les dépenses de recherche des entreprises dont la part dans le PIB (1,4 %) a stagné entre 1995 et 2011. Donc, au total, un dispositif extrêmement coûteux dont le seul résultat est d’accroître la trésorerie des entreprises sans effet sur l’innovation.

Les années 1990 sont aussi celles où s’impose la croyance en une économie postindustrielle[263]. La mode est alors à « la nouvelle économie » avec Internet et la finance comme leviers de croissance. Cette stratégie est doublement irréaliste car, d’une part, la France n’est pas, comme le Royaume-Uni avec la City, une grande place financière, et de l’autre, une stratégie fondée sur une spécialisation internationale où la France vendrait des services à haute valeur ajoutée aux pays à bas salaires en échange des produits industriels dont elle a besoin, est vouée à l’échec car les exportations françaises de services sont insuffisantes pour compenser les importations d’énergie et de biens manufacturés. Cependant, en fixant à l’Europe l’objectif de devenir « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » en 2010, le Conseil européen réuni à Lisbonne en 2000 a en quelque sorte légitimé cette stratégie. Dès 2004, l’UE a reconnu l’échec de la stratégie de Lisbonne sans pour autant y renoncer alors même qu’elle bute sur une triple limite : d’un côté, les politiques horizontales ne suffisent pas à infléchir la spécialisation de l’Europe vers les technologies d’avenir ; de l’autre, la spécialisation dans le high tech est bien incapable d’entraîner la croissance de toute l’économie car les industries de haute technologie ne représentent qu’une très faible part de la valeur ajoutée industrielle (pas plus de 15% aux Etats-Unis) ; enfin, une spécialisation dans les activités de conception et de R&D n’est pas viable car, à long terme, elles ne sont pas séparables des activités manufacturières.

La nouvelle vague de désindustrialisation qui débute à la fin du siècle est à l’origine de la prise de conscience que la France ne peut vivre sans industrie, alors que beaucoup s’obstinent à nier la gravité et jusqu’à la réalité du phénomène : en 2004 encore, la DATAR ne prétend-telle pas qu’il convient de « parler plutôt de mutations industrielles que de désindustrialisation »[264] ? C’est sur la base du rapport demandé à Jean-Louis Beffa, alors PDG de Saint-Gobain, que la France définit en 2004 une nouvelle politique industrielle qui associe le lancement de grands programmes mobilisateurs et la création de l’Agence de l’innovation industrielle (AII) pour les sélectionner et les financer, et met en place de nouveaux outils pour renforcer sa compétitivité : les Pôles de compétitivité, l’Agence nationale de la recherche (ANR), les Pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES) et les Réseaux thématiques de recherche avancée (RTRA). Mais cette politique s’est heurté à trois obstacles : la critique par la Commission européenne des choix et de la gouvernance de l’AII, la faiblesse et la dispersion des moyens financiers, et le manque de cohérence et d’efficacité de l’appareil d’intervention de l’Etat qui a beaucoup perdu en compétence depuis les années 70. Le bilan n’est pas brillant : l’AII a concentré les fonds sur les grandes entreprises et les 17 projets retenus ont donné des résultats bien maigres ; les 26 PRES reconnus en 2012 sont restés des coquilles vides ; les Pôles de compétitivités sélectionnés sont trop nombreux (66), disposent de trop peu de moyens et sont trop centrés sur les grands groupes pour réussir à faire coopérer tous les acteurs du territoire.

Cette politique n’ayant pas donné les résultats attendus, Nicolas Sarkozy confie en 2009 à la mission Jupé-Rocard le soin de définir un nouveau modèle économique. Les deux anciens premiers ministres définissent sept priorités stratégiques (enseignement supérieur et recherche ; PME innovantes ; sciences du vivant ; énergies décarbonées ; ville de demain ; mobilité du futur ; numérique), et recommandent de lancer un grand emprunt de 30 milliards d’euros pour financer les « investissements d’avenir » sélectionnés par appels à projets. Dressant le bilan du grand emprunt en 2013, le magazine Le Point estimait que seule une petite partie des fonds avait été effectivement attribuée et que les procédures étaient trop longues. Dans un rapport de décembre 2015, la Cour des Comptes juge quant à elle que ces investissements n’ont guère eu d’impact immédiat et qu’on ne peut en attendre de résultats avant plusieurs années.

En 2012, lorsque la gauche revient au pouvoir, le processus de désindustrialisation n’a pas été enrayé. C’est la raison pour laquelle François Hollande demande à Louis Gallois un nouveau rapport ; dans son Pacte pour la compétitivité de l’industrie française, celui-ci explique le déclin de l’industrie par un coût du travail excessif et propose un « choc de compétitivité », autrement dit une réduction massive des charges sociales pesant sur les entreprises par transfert sur les contribuables. C’est sur la base de ce rapport que le gouvernement lance en 2013 le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). L’évaluation de l’impact du CICE faite par l’OFCE[265] montre qu’il profite davantage aux services et à la construction qu’à l’industrie, et moins aux entreprises exportatrices qu’à celles protégées de la concurrence et intensives en main-d’oeuvre ; il a servi essentiellement à créer ou sauvegarder des emplois (140 000 en deux ans), à baisser les prix (de 0,6 %, essentiellement dans l’industrie, ce qui a un peu amélioré la compétitivité des entreprises) et, pour un gros tiers des entreprises, à augmenter les salaires, d’ailleurs davantage dans les services que dans l’industrie, si bien qu’à l’envers de l’objectif visé le CICE s’est traduit par une augmentation du coût du travail.

Autre originalité de la période : la création d’un ministère du Redressement productif confié à Arnaud Montebourg dont l’action n’est pas sans rappeler le passage d’Edith Cresson au ministère de du Redéploiement industriel (1983-1984) : dans les deux cas, la réhabilitation de la politique industrielle est restée au stade de l’incantation. S’il a le mérite d’avoir mis la question de la réindustrialisation et du made in France au centre du débat, son bilan est maigre car il a été meilleur pompier (il affirmait en octobre 2013 avoir sauvé 134 180 emplois) que stratège : non seulement il a complètement échoué à Florange et a mal géré le dossier d’Alstom[266] mais les 34 priorités de son projet de « Nouvelle France industrielle » présenté en 2013 étaient trop dispersées et recyclaient des crédits déjà mobilisés. Surtout, une politique de soutien sectoriel ne peut être efficace qu’à la condition de bénéficier d’un environnement économique favorable. Emmanuel Macron, son successeur nommé en août 2014, a surtout attaché son nom à la loi « pour la croissance et l’activité », présentée en décembre 2014, dont l’objectif est de « déverrouiller l’économie française »[267]. Cependant, ce ne sont pas ses deux mesures phare, l’assouplissement des règles du travail le dimanche dans le commerce et l’autorisation d’ouvrir des lignes d’autocars, qui sont de nature à améliorer la compétitivité de l’industrie.

Enfin, depuis 1974, à chaque ralentissement de l’activité, les gouvernements, de droite comme de gauche, adoptent une politique de soutien par la demande[268]. Inspirée par un keynésianisme simpliste, cette politique n’a pas seulement été mise en oeuvre au cours des trois épisodes officiels de relance de 1975, 1981-1982 et 2009, mais tout au long de la période à travers l’augmentation des prestations sociales, la revalorisation du salaire minimum, la création de niches fiscale en faveur des services à la personne, et de nouvelles mesures de solidarité. Ces mesures sont financées par l’accroissement des impôts pesant sur les entreprises, ce qui réduit leurs marges, leur capacité d’autofinancement et l’investissement. Par ailleurs, l’augmentation du pouvoir d’achat profite davantage aux entreprises étrangères, les françaises n’étant pas en mesure de répondre à la demande nouvelle qui leur est adressée, ce qui entraîne mécaniquement une poussée des importations, une réduction de l’activité des entreprises françaises et, à terme, l’affaiblissement du tissu industriel. D’où la conclusion de Robert Rochefort : « On ne peut pas indéfiniment vendre et consommer sans produire »[269]. En somme, mal pensée, cette politique de relance a pour conséquences un accroissement de la dépense publique, une détérioration du solde commercial et des défaillances d’entreprises.


Notes :

[260] Elie Cohen, L’Etat brancardier. Politique du déclin industriel (1974-1984), Paris, Calmann-Lévy, 1989.

[261] Sur les conséquences de l’intégration européenne, cf. Robert Boyer, op. cit., p. 266-270 ; Elie Cohen, Pierre-André Buigues, op. cit., p. 330-340.

[262] Cour des Comptes, L’évolution et les conditions de la maîtrise du crédit d’impôt en faveur de la recherche, juillet 2013, et Stéphane Lhuillery, Marianna Marino, Pierpaolo Parrota, Evaluation des aides directes et indirectes à la R&D en France, Rapport pour le MESR, décembre 2013.

[263] André Gauron, « L’industrie a-t-elle un avenir en France ? », in Susciter une nouvelle ambition industrielle pour la France, Les Cahiers Lasaire, n° 42, mars 2011 ; Ha-Joon Chang, 2 ou 3 choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme, Paris, Seuil, Coll. Points, 2012, p. 131-147.

[265] DATAR, La France, puissance industrielle. Une nouvelle politique industrielle par les territoires, Paris, La documentation française, 2004, p. 16.

[265] Mathieu Plane, « Evaluation de l’impact économique du crédit impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) », Revue de l’OFCE/Débats et politiques, n° 126, 2012, p. 141-153 ; « L’effet surprise du CICE sur les salaires », Le Monde, 18 décembre 2015 ; Comité pour le suivi du CICE. Rapport 2015, France Stratégie, septembre 2015.

[266] Jean-Michel Quatrepoint, Alsthom, scandale d’Etat, Paris, Fayard, 2015.

[267] Le Monde, 6 août 2015.

[268] Philippe Aghion, Gilbert Cette, Elie Cohen, Changer de modèle, Paris, Odile Jacob, 2014, p. 53-54 ; Bernard Angels, La relation entre consommation des ménages et importations : relancer la consommation pour relancer la croissance ?, Rapport d’information du Sénat, n° 161, 2009.

[269] Robert Rochefort, Produire en France. C’est possible !, Paris, Odile Jacob, p. 29.