2.4.1 Les groupes : croissance et internationalisation

Depuis les années 70, le paysage des entreprises s’est radicalement modifié[270] en raison de l’émergence de très grands groupes qui sont des leaders mondiaux (Danone, Lafarge, L’Oréal, Saint-Gobain, EADS, Michelin, Areva, etc.).


En premier lieu, la comparaison des tailles fondées sur le chiffre d’affaires en 1960 et 1999 montre que cette période a vu le triomphe de la très grande entreprise. Le chiffre d’affaires de Peugeot a été multiplié par 18, de Renault par 9, de Saint-Gobain par 18,5, de Michelin par 7,4, de Péchiney par 8. De plus, le chiffre d’affaires a progressé plus vite que les effectifs (PSA : 18 et 8, ou Péchiney : 8 et 4,2), la grande taille permettant d’obtenir des gains massifs de productivité. Par ailleurs, en 40 ans, les industries traditionnelles (mines, sidérurgie, métallurgie lourde) ont reculé au profit des services, et beaucoup de groupes sont présents à la fois dans l’industrie et les services, à l’instar de Lagardère qui réunit armement, aéronautique, automobile, édition, presse et audiovisuel. Enfin, le stock d’investissements directs à l’étranger (IDE) a été multiplié par 55 entre 1980 et 2011, ce qui représente l’équivalent de 63 % du PIB de la France contre 4 % en début de période. La plupart des groupes réalisent plus de 60 % de leurs ventes à l’étranger, et quelques-uns dépassent les 80 % (LVMH, Michelin, Pernod-Ricard, Saint-Gobain).

En 2009, sur la base de la nouvelle définition des groupes par l’INSEE, plus économique que juridique, on compte 217 groupes (services compris) qui emploient 3,9 millions de salariés, soit 28,4 % du total, et réalisent 33 % de la valeur ajoutée, 62,2 % des immobilisations, 62 % des dépenses de R&D, et 48,7 % du chiffre d’affaires à l’exportation. Leurs filiales à l’étranger emploient désormais davantage de salariés qu’ils n’en font travailler en France même. Aujourd’hui, les 16 groupes les plus internationalisés (tous industriels, à l’exception de Carrefour et Vivendi) ont 62 % de leurs actifs et 61 % de leurs salariés à l’étranger où, par ailleurs, ils réalisent 68 % de leurs ventes. Ce processus de concentration et d’internationalisation s’accompagne d’une dissociation croissante entre les grands groupes et le territoire national : ils sont désormais largement possédés par des investisseurs étrangers (46,7 % en 2013), investissent peu sur le territoire national, sauf en R&D grâce au CICE, et étranglent les PME sous-traitantes ou les poussent à se délocaliser pour gagner en compétitivité. La France perd peu à peu les directions de ses grands groupes qui se « dénationalisent » : des fonctions sont transférées à l’étranger, notamment les directions financières à Londres ; les directions de certains groupes, comme Schneider Electric, sont éclatées entre plusieurs pays ; les dirigeants de Sanofi, Schneider Electric, Danone, Air liquide, Essilor, Kering, vivent hors de France, ce qui fait peser le risque d’un départ des comités exécutifs.

Sous la double influence de la mondialisation et de la financiarisation, les grandes entreprises ont adopté progressivement une « gouvernance d’entreprise orientée actionnaire » qui les conduit à modifier leur stratégie, leurs structures et leur système de management[271]. Les grands groupes se recentrent sur leur « métier de base » : c’est ainsi que Danone, qui avait beaucoup diversifié son portefeuille d’activités, a successivement abandonné les branches emballages (1996), épicerie (1997), bière (2001) et biscuits (2001) pour se concentrer exclusivement sur les eaux minérales et les produits laitiers frais. Parallèlement, afin d’économiser le capital, ils font le choix de l’externalisation des activités secondaires et du recours de plus en plus large à la sous-traitance. Cette politique d’amincissement des actifs engagés est poussée jusqu’au bout avec « l’entreprise sans usines » : en juin 2001, Serge Tchuruk, Pdg d’Alcatel, annonce qu’il ne va conserver que 12 usines sur 102, celles positionnées sur les spécialités les plus pointues, l’optique et le spatial, pour vendre les autres aux sous-traitants, stratégie qui a conduit le groupe au bord de la faillite. Le recentrage des entreprises sur leur corps de compétences entraîne la délocalisation des activités de production ou d’assemblage dans les pays à faibles coûts de main-d’oeuvre : dans le cas des fabricants de skis Salomon et Rossignol, qui conservent en France la conception, le marketing et la fabrication des modèles de luxe, ce transfert s’accompagne de la suppression d’emplois au profit de sites en Roumanie et en Chine[272]. La gouvernance « orientée actionnaire » pousse à l’adoption d’une gestion centrée sur la « création de valeur pour l’actionnaire » (taux de rendement des capitaux investis de 15 % atteint par les groupes du CAC 40 jusqu’à la crise de 2008, démantèlement des dispositifs anti-OPEA, rachats massifs d’actions afin de faire monter le cours de bourse, communication centrée sur les performances de l’entreprise, etc.), d’une structure organisationnelle plus décentralisée, et de mesures incitatives (salaires élevés, stock-options, parachutes dorés, etc.) destinées à aligner le comportement des dirigeants sur les intérêts des actionnaires. Tout en subissant la pression de la Bourse, les grandes entreprises familiales conservent une gestion spécifique et affichent une rentabilité supérieure[273].

La mondialisation n’a guère modifié le modèle national de carrière des dirigeants de grandes entreprises[274]: majoritairement formés dans les grandes écoles, notamment Polytechnique et l’ENA, et passés pour près de la moitié par la haute administration, ils sont nommés à la direction du groupe après avoir occupé un poste dans son état-major, voire arrivent directement au sommet; si les dirigeants d’origine étrangères sont toujours très peu nombreux (2 %), en revanche, les PDG passés par HEC (y compris en double cursus) sont de plus en plus nombreux, mais la véritable nouveauté est leur conversion idéologique : leur objectif n’est plus, comme au temps des Trente glorieuses, la croissance et la puissance de l’entreprise mais le profit et la valeur pour l’actionnaire.


Notes :

[270] Laurent Carroué, La France. Les mutations des systèmes productifs, Paris, Colin, 2013, p. 71-80 ; Jean-François Eck, p. 114-119 ; Pascal Gauchon, Jean-Marc Huissoud (dir.), Vive la France quand même ! Les atouts de la France dans la mondialisation, Paris, PUF, p. 123-128 ; Roland Pérez, La gouvernance de l’entreprise, Paris, La Découverte, 2003, p. 66-84 ; Patrick Artus, Marie-Paule Virard, Le capitalisme est en train de s’autodétruire, Paris, La Découverte, 2009, p. 70-79 ; Jean-Marc Béguin, Vincent Hecquet, Julien Lemasson, « Un tissu productif plus concentré qu’il ne semblait », INSEE Première, n° 1399, mars 2012 ; L’évolution récente des relations constructeurs-équipementiers, Actes du GERPISA, décembre 2001, n° 32.

[271] Gabriel Colletis, L’urgence industrielle !, Lormont, Le bord de l’eau, 2012, p. 65-72.

[272] Régis Boulat, « Les territoires des fabricants alpins de matériel de sports d’hiver (fin XIXe-début XXe siècles) », Entreprises et histoire, n° 74, avril 2014, p. 88-103.

[273] Jean-Claude Daumas, « les dirigeants des entreprises familiales en France, 1970-2010. Recrutement, gouvernance, gestion et performance, Vingtième siècle, n° 114, avril-juin 2012, p. 33-51.

[274] Hervé Joly, « La direction des grandes entreprises industrielles françaises au 20e siècle : des notables aux gestionnaires », Vingtième siècle, n° 114, avril-juin 2012, p. 17-32.