4.1 Les nouveaux secteurs industriels

La comparaison de trois industries nouvelles, l’automobile, l’aéronautique et l’électricité, permet de faire ressortir les atouts et les faiblesses de la France dans les secteurs liés à la seconde révolution industrielle.


Pendant les années 1900, alors que le marché s’élargit, l’industrie automobile[136] passe de l’atelier à l’usine et la production s’accroît (4 800 voitures en 1900, 25 200 en 1907, 45 000 en 1913). Si le nombre de constructeurs augmente parallèlement (30 en 1900, 57 en 1910, 155 en 1914), il n’y a que 48 usines véritables et une douzaine de constructeurs réalise les trois quarts de la production. Focalisés sur la qualité, les constructeurs sacrifient l’innovation de procédé à l’innovation de produit et multiplient les modèles, ce qui les condamne à la petite série. La dispersion des entreprises et le refus de la standardisation répondent à une demande caractérisée par de très fortes inégalités de revenus, si bien que l’avant-guerre reste l’époque de « l’automobile pour quelques-uns » (P. Fridenson). D’où l’importance des ventes à l’étranger (notamment au Royaume-Uni) qui, autour de 1910, représentent 40 à 45 % de la production. Prisonniers d’une demande étroite et segmentée, les constructeurs français refusent majoritairement le taylorisme, seuls Renault et Berliet l’adoptant partiellement en 1912. C’est seulement avec la guerre que la profession fait l’expérience de la standardisation de l’outillage et de la production ainsi que la rationalisation du travail, et que l’usage de la voiture se banalise. La paix revenue, certains constructeurs restent fidèles au créneau du luxe quand les trois grands constructeurs, Renault, Peugeot et Citroën, le dernier né (1919), tout en continuant de fabriquer de grosses cylindrées, développent les méthodes américaines de fabrication et de vente afin de fabriquer des voitures moyennes pour les classes moyennes.

Extension des usines, rationalisation du travail, adoption du travail à la chaîne, recrutement massif d’OS, intégration verticale, développement de la vente à crédit, intensification de la publicité, développement de réseaux de concessionnaires, et mise en place de filiales de vente à l’étranger caractérisent le développement des trois grands constructeurs dont la part dans la production nationale passe de 50 % en 1923 à 74 % en 1929. Cette stratégie se traduit par une forte croissance de la production : avec 254 000 voitures assemblées en 1929, la France est le premier producteur européen. La crise des années 30 touche durement l’industrie automobile : en 1939, la production française est inférieure à son niveau de 1929, et sa part sur le marché européen est tombée de 36 % en 1926-28 à 20 % en 1936-38. Peugeot manque d’être emportée en 1931 par le krach de la banque Oustric à laquelle elle est liée, et Citroën qui a lancé simultanément la reconstruction des usines de Javel et la mise en production de la Traction ne peut faire face à ses échéances et doit céder le contrôle de sa société à son principal créancier, Michelin. La politique de l’Etat a également joué un rôle dans la crise de l’automobile : en décidant en 1934 de mettre en place une coordination rail-route qui fait payer à l’automobile les déficits du chemin de fer, les pouvoirs publics brident le développement des utilitaires, affaiblissant ainsi toute la branche. Moins nombreux (90 en 1929, 28 en 1939), les constructeurs cherchent une solution à leurs difficultés dans la combinaison du travail à la chaîne et de la variété des produits. Quant aux efforts réalisés tardivement pour développer une « voiture économique », ils n’ont pas de résultats concrets avant la guerre.

☖ André Citoën : le Ford français


Né à Paris en 1878 dans une famille juive de négociants en pierres venue d’Amsterdam, polytechnicien, il entre en 1908 aux Automobiles Moors dont il prend la direction et qu’il redresser brillamment. En 1912, il s’associe avec les frères Hinstin pour créer la société Citroën, Hinstin et Cie qui fabrique des engrenages et dans laquelle il investit l’héritage de ses parents ; rebaptisée SA des engrenages Citroën, elle est à l’origine de sa réputation et de sa fortune. Riche, sa vie privée demeure sans excès (il loue la résidence qu’il habite), si ce n’est son goût pour les jeux d’argent, et se marie en 1914 avec la fille du banquier Gustave Biguen. En 1912, il visite les Etats-Unis en 1912 où il se convertit à l’OST.

Mobilisé en 1914, il est mis à la disposition du ministre de la Guerre en 1915 et crée, quai de javel, une usines d’obus où il applique les méthodes de rationalisation industrielle en même temps qu’une politique sociale avancée (crèches, cantines, coopératives). En 1917, la production atteint 20 000 obus par jour. Préparant la reconversion dès 1917, il se lance dans la construction automobile et sort la Citroën Type A en mai 1919, mais la transition de l’obus à l’auto est complexe et il est très endetté. Il crée en 1924 Société anonyme des automobiles Citroën dont il contrôle l’essentiel du capital.

A la tête d’un bel outil industriel dont la capacité de production ne cesse de progresser (100 voitures par jour en 1920, 250 en 1924, 500 en 1927), Citroën envoie ses ingénieurs se former à Détroit où il ouvre une direction des achats et un bureau d’études. Il y achète ses machines-outils et en ramène techniques de production et méthodes de vente (réseau sélectif de distribution, service après-vente, vente à crédit, publicité, etc.). Il éclaire la tour Eiffel de son nom, utilise Lindbergh et Joséphine Baker comme ambassadeurs de la marque, lance d’audacieuses « croisières » en auto-chenilles à travers l’Afrique et l’Asie, diffuse des bandes dessinées et des voitures miniatures. En 1926, il fabrique la première voiture tout acier à la carrosserie entièrement fermée (la B 14). Celui qu’on appelle le « Ford français » devient en 1929 le premier constructeur français avec une production de 102 891 voitures dont près de la moitié est exportée. Il accorde beaucoup d’importance au bien-être de son personnel et multiplie les services d’hygiène, de santé et sociaux, tout en ayant une politique rude face à la CGT. Patron absolu, entouré de fidèles, Citroën ne délègue rien mais s’appuie sur une armée de cadres sortis de Polytechnique et de Centrale.

Très endetté, durement touché par la chute des exportations provoquée par la crise, Citroën engloutit des sommes énormes dans la reconstruction de Javel en 1932 (objectif : 800 voitures par jour) et le lancement en 1934 d’une voiture monocoque, à traction avant, plus légère et moins chère, qui doit beaucoup aux technologies issues de l’aéronautique, la Traction. Lâchée par les banques qui n’acceptent plus son surendettement chronique, la société est mise en liquidation judiciaire en 1934 et l’Etat propose à Michelin, le principal créancier, de la reprendre pour éviter la faillite. André Citroën qui a cédé ses actions à Michelin et s’est retiré, meurt d’un cancer en juillet 1935.

Entre 1906 et 1908, l’aéroplane nait dans un petit milieu d’inventeurs, mais c’est Voisin qui lance l’aviation[137] en mettant au point un biplan avec un moteur 50 CV sur lequel Farman vole en 1908. C’est à partir de ce vol historique que se dessine l’entreprise aéronautique à la française soudée autour de l’inventeur-constructeur (Blériot, Esnault-Pelterie, Voisin). La question se pose alors de savoir que faire de l’aéroplane puisque, au contraire de l’automobile, il ne se substitue à aucun mode de transport existant. Les compétitions et les exhibitions permettent de le perfectionner et de gagner de l’argent mais ne créent pas de marché civil parce que l’avion est trop cher. C’est de l’armée qui passe d’énormes commandes de moteurs et d’avions que vient la solution. On assiste alors à la multiplication de petites entreprises, souvent créées par des ingénieurs, dont beaucoup viennent du monde de l’automobile. En 1911, on ne compte pas moins de 42 marques. Parallèlement, deux entreprises qui ont de gros moyens, la Compagnie Générale de Navigation aérienne et Astra, lancées par des intérêts capitalistes afin de s’emparer du marché naissant, se développent vigoureusement. Cependant, l’armée qui veut éviter les conséquences d’une situation de monopole (livraisons hors délai, qualité insuffisante), ignore les grosses entreprises naissantes et stimule la concurrence entre les petits constructeurs en fragmentant les commandes entre un nombre croissant de fournisseurs (4 en 1910, 9 en 1913), chacun ne fabricant qu’un petit nombre d’appareils. Cette politique de segmentation du marché a pour résultat un foisonnement de petites entreprises financièrement fragiles et sans moyens industriels suffisants, d’où de gros retards de livraison, mais trois PMI (Blériot-Aéroplanes, Henry & Maurice-Farman, Société des moteurs Gnôme) émergent qui réalisent les deux tiers des ventes et empochent de beaux bénéfices. Leur réussite tient à la personnalité de leurs dirigeants (des hommes qui ont l’habitude des affaires et de l’industrie), à leurs usines à la fois bien organisées et bien équipées, et à leur capacité à s’imposer sur les marchés étrangers. Pendant la guerre, l’énormité des besoins favorise la multiplication des entreprises, la généralisation de la sous-traitance et le renforcement des spécialisations. Après la guerre, l’Etat reprend son soutien à l’aviation mais ne favorise pas davantage l’émergence de firmes capables de concentrer recherche, production et vente, si bien que le nombre de firmes reste élevé (29 en 1918, 20 en 1923, 25 en 1930) et ne baisse vraiment qu’avec la crise et les nationalisations (17 en 1937). Le bilan de l’entre-deux-guerres est sévère : l’affairisme et la spéculation remplacent l’innovation ; les pionniers disparaissent à l’instar de Blériot en 1935 ; les petites entreprises sont incapables de développer et commercialiser leurs prototypes ; les groupes – le plus dynamique est celui de Potez et Bloch – ne sont que des instruments de captation des commandes publiques ; l’arsenalisation du secteur en 1938 transforme les entreprises en appendices de l’administration et conduit à une impasse technique. Malgré son accélération après 1938, le réarmement n’est pas achevé en 1940 et l’armée manque d’avions modernes ou bien équipés.

A la fois énergie et secteur industriel, l’électricité donne lieu à un type croissance qui rassemble toutes les dimensions de la seconde industrialisation[138]. Développée par des scientifiques et des ingénieurs qui s’appuient sur un bon réseau de relations dans l’appareil étatique, les entreprises électriques adoptent en général le modèle managérial. Grâce à l’extension de ses réseaux de distribution, le nouveau secteur qui connaît une croissance soutenue reconfigure de nombreuses anciennes activités industrielles par un mouvement impressionnant d’innovations en chaîne. Peu atteinte par la crise des années 1930, l’électricité imprime profondément sa marque sur la civilisation contemporaine en renouvelant en profondeur le rapport au territoire, en posant des problèmes juridiques inédits et en produisant un imaginaire spécifique. Curiosité dans les années 1870, l’électricité doit beaucoup à l’action d’« entrepreneurs-aventuriers »[139], souvent français, avant de devenir un phénomène mondial dominé par les Américains et les Allemands en raison de l’étroitesse du marché intérieur français. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’électricité est utilisée en France comme force motrice ; le tournant décisif se produit avec la traction électrique, les tramways et le métro. Si la production de matériel électrique connaît ensuite un bel essor, c’est souvent grâce à des entreprises formées pour exploiter des brevets étrangers comme Thompson. Le développement de la production et de la consommation d’appareils électro-ménagers s’appuie sur des liens systématiques entre la science et l’industrie bien visibles dans les Salons des arts ménagers. Si l’on laisse de côté l’électrochimie et l’électrométallurgie dont l’existence repose sur la nécessité de consommer sur place une énergie difficile à transporter sans grosses pertes, et dont on reparlera, l’électricité permet d’augmenter les rendements en participant aux transformations de l’organisation du travail. Alors que la consommation nationale d’électricité progresse de façon considérable, passant de 340 millions de kwh à un peu plus de 22 milliards en 1939, la puissance électrique installée dans l’ensemble de l’industrie française passe de 1,8 millions de kwh en 1906 à 7 millions en 1931, et, à cette date, l’électricité représente 62% de l’énergie motrice utilisée dans l’industrie.


Notes :

[136] Jacques Marseille, L’Oréal 1909-2009, Paris, Perrin, 2009.

[137] Emmanuel Chadeau, L’industrie aéronautique en France 1900-1950. De Blériot à Dassault, Paris, Fayard, 1987.

[138] François Caron et Fabienne Cardot [dir.], Histoire de l’électricité en France, t. 1, 1991, Maurice Lévy-Leboyer et Henri Morsel [dir.], Espoirs et conquêtes 1881-1918, t.2, L’interconnexion et le marché : 1919-1946, 1995.

[139] François Caron, Le résistible déclin des sociétés industrielles, Paris, Perrin, 1985.