2.2.3 De nouvelles hiérarchies dans le monde du travail

La rationalisation du travail bouleverse d’autant plus les hiérarchies des mondes industriels que les établissements sont importants.


C’est là que s’élabore un « feuilletage »[170] des classifications professionnelles qui fixent le cadre des nouvelles mobilités des travailleurs de l’industrie tandis que les conventions collectives étendent leur champ d’application. La rationalisation du travail qui valorise les fonctions relatives à la conception de la production permet aux ingénieurs, dont le nombre augmente nettement, d’affirmer leurs compétences dans un milieu lui-même organisé de façon hiérarchique. Les polytechniciens occupent les places les plus prestigieuses et les plus proches du pouvoir devant les centraliens et les ingénieurs des Arts et Métiers. C’est cependant autour de ces ingénieurs que s’opère peu à peu la construction d’un groupe social flou séparant les employés supérieurs des personnels d’exécution. La loi de 1928 sur les assurances sociales, notamment, distingue les deux catégories en excluant les premiers des effets de la loi nouvelle. Pendant la crise des années trente, une partie de ces employés supérieurs, notamment les ingénieurs qui affichent leur adhésion à la doctrine sociale de l’Eglise, se reconnaissent dans le désir de faire des « classes moyennes » un élément stabilisateur d’une société marquée par les affrontements « de classe ». La formation du groupe social des « cadres » est entamée[171]. Si elle reste dominée par la figure du contremaître issu des mondes du métier, la hiérarchie intermédiaire se diversifie également entre les chefs d’équipe et les chefs d’atelier. Les contremaîtres, qui doivent s’impliquer de plus en plus dans les résultats, tendent à perdre de leur pouvoir technique au profit d’une autorité appuyée sur l’utilisation de l’écrit. Les ouvriers, quant à eux, réagissent de façons très diverses. « On gagnait du temps »[172] écrit Georges Navel, à propos du travail dans les grandes usines. Mais « on le perdait à attendre la meule, la perceuse, le pont roulant. Il fallait trop souvent faire face au manque de petit outillage. Ces trous dans l’organisation d’une usine qui passait pour fonctionner à l’américaine, c’était de la fatigue pour tous ».

Même dans les usines les plus rationalisées, les failles sont nombreuses et les ouvriers peuvent en souffrir. Mais ils n’en développent pas moins de nouvelles formes d’autonomie. Le rêve technocratique de l’usine transparente et apaisée reste du domaine de l’utopie alors que la mécanisation s’accompagne de la sophistication des règlements intérieurs. L’aristocratie ouvrière qui intègre la maîtrise ou qui investit les métiers nouveaux comme ceux d’outilleurs ou de régleurs n’est pas la plus mal lotie. En revanche, les ouvriers spécialistes dont le métier devient obsolète ne peuvent que manifester leur hostilité aux nouveautés et ils entraînent souvent leur syndicat avec eux. Quant aux OS sans qualifications dont le travail dépend de la machine et dont le nombre ne cesse de grandir, leur attitude est difficile à saisir. Mais l’OST qui crée des catégories massives peut offrir un terrain favorable au syndicalisme réformiste. Le manque de main- d’oeuvre que l’industrie connaît dans les années 1920 en raison des pertes humaines dues à la guerre, de la nécessité de la reconstruction et de la prospérité, conduit à faire venir une importante population immigrée qui représente plus de 38% de la main-d’oeuvre dans la métallurgie lourde et plus de 40% dans les mines. Ce manque de maind’oeuvre permet par ailleurs aux ouvriers en place de pratiquer un turn over qui favorise la hausse de rémunérations. Dans la décennie suivante, seul le noyau ouvrier masculin stable réussit à maintenir à peu près sa situation. Mais la pression due à la mauvaise conjoncture et le poids de plus en plus lourd de la rationalisation du travail expliquent largement l’explosion gréviste quand la gauche gagne les élections[173].

Si l’augmentation des salaires et les grandes réformes du Front populaire (congés payés, 40h, généralisation des conventions collectives) annoncent l’entrée dans une société salariale et dans une société de consommation, le processus est très vite interrompu par les décrets lois de 1938 de Paul Reynaud et par la marche à la guerre. Les grèves du printemps et du début de l’été 1936 dessinent un monde ouvrier plus homogène que par le passé. En revendiquant la reconnaissance de la place des travailleurs dans la société, les grèves de 36 renouvellent le répertoire d’action de la « classe ouvrière » par l’occupation des usines. Mais ces occupations signifient également l’appropriation d’un espace de travail largement touché par les diverses formes d’OST. En somme, les années qui vont de la Belle Epoque à la Seconde Guerre mondiale sont décisives dans la réorganisation du travail mais cette réorganisation se fait selon des modalités qui varient selon les secteurs et la conjoncture. Comme l’écrit Yves Cohen, les pratiques sont constituées « de façons de faire sui generis et sans nom et de façons de faire puisant à des références endogènes ou exogènes » [174]. Elles sont le résultat de compromis sociaux passés en fonction de rapports de force.


Notes :

[170] Sylvie Schweitzer, « Industrialisation, hiérarchies au travail et hiérarchies sociales au 20e siècle » Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°54, avril-juin 1997, p. 103-115.

[171] Luc Boltanski, Les Cadres. La formation d’un groupe social, Paris, les Editions de minuit, 1982.

[172] Georges Navel, Travaux, Stock, 1945, p. 94.

[173] Antoine Prost, « Les grèves de mai-juin 1936 revisitées », Le Mouvement social, n°200, juillet-septembre 2002 p. 33-54.

[174] Yves Cohen, Organiser à l’aube du taylorisme…, op. cit., p. 460.