2.3.3 Un espace industriel étendu et densifié : la banlieue parisienne

Les banlieues, où l’espace est abondant et moins cher que dans les métropoles deviennent, avec la seconde industrialisation, des espaces industriels de premier plan en raison de leur proximité avec une grande ville qui leur fournit un marché, des capitaux, justifie l’installation de grandes infrastructures de transport et permet d’attirer de la main-d’œuvre.


La ville de Paris est depuis longtemps un espace industriel important de par ses activités élaborées et ses productions de qualité - imprimerie, ameublement, orfèvrerie, métallurgie notamment. Si les établissements considérés comme insalubres devaient s’installer hors de la ville du fait de la loi de 1810, ce sont les transformations initiées pendant le Second Empire et les années 1880 et qui font de la banlieue un espace industriel, puissant et polymorphe. Sans aucune planification préalable, l’industrialisation suit les infrastructures de transport, voies d’eau - notamment la Seine - et voies ferrées. La Plaine Saint-Denis, grâce à sa gare de marchandise, devient très vite l’un des principaux pôles industriels de la région parisienne avec ses établissements métallurgiques, chimiques et ses infrastructures énergétiques destinées à alimenter la capitale[181]. Pour importante qu’elle soit, la fonction industrielle n’est pas la seule. En raison de la diversité de ses industries, de ses infrastructures et de l’habitat - habitat désordonné et même quelquefois précaire comme dans la « zone » des fortifications détruites en 1920 -, la banlieue est par définition hétérogène. A la fois espace dépotoir et espace d’innovations, elle rassemble en 1912, 256 établissements « dangereux, insalubres et incommodes » à Saint-Denis. Mais, par ses établissements qui travaillent pour l’automobile, elle est aussi une « Silicon Valley » de la Belle Époque[182]. De plus, la banlieue s’internationalise, car c’est en général en banlieue que les entreprises étrangères s’implantent.

Comme elle juxtapose espace de travail et espace résidentiel, la banlieue peut aussi donner l’impression d’un monde en soi, largement étranger à Paris. En 1911, en effet, moins de 10% des habitants de la Seine-Banlieue viennent travailler à Paris chaque jour[183]. Les nécessités de la Défense nationale attirent vers les usines de banlieue une population ouvrière considérable constituée de métallurgistes rappelés du front et d’une main-d’œuvre non qualifiée constituée de femmes et d’étrangers. Après la guerre, la crise de reconversion ne dure pas, les ouvriers licenciés - surtout s’ils sont mâles et qualifiés - retrouvent facilement du travail tandis qu’une nouvelle main-d’œuvre vient répondre aux besoins persistants des nouvelles usines. Ainsi la population de Boulogne-Billancourt passe d’un peu plus de 57 000 habitants en 1911 à près de 100 000 en 1936. Dans un pays dont la population stagne, cet accroissement démographique s’explique également par le niveau supérieur des salaires en région parisienne, qui attire les meilleurs ouvriers.

L’usine est chez elle en banlieue et elle s’y développe très vite. A la fin de la guerre, les usines Renault qui sont passées de 4400 à 22 000 ouvriers en quatre ans sont devenues emblématiques de la nouvelle situation[184]. Entre les deux guerres, à Saint-Denis, 70% des ouvriers travaillent dans des usines de plus de 500 salariés. Louis Renault va jusqu’à fermer la voierie publique et privée qui sépare les différentes parties de ses usines et fait de la campagnarde Ile Seguin une sorte de « paquebot » industrie[185] sur la Seine. Comme l’écrit Patrick Fridenson, « les usines dévorent l’espace public et privé ». Mais, rassemblements d’ouvriers, risques de pollution industrielle et d’accidents inquiètent le voisinage. Si la banlieue parisienne met du temps à se transformer en une banlieue rouge, en revanche, l’environnement est d’emblée gravement affecté par les « débordements industriels ». Depuis la loi de 1810, on le sait, les entreprises parisiennes quittent la capitale, notamment pour des raisons d’insalubrité, mais la seconde industrialisation se traduit par la création d’industries nouvelles et c’est pendant l’entre-deux-guerres que les tensions entre les industriels et les habitants prennent corps. Comme les communes proches de Paris, déjà occupées par les activités manufacturières, sont saturées et que les nouveaux besoins fonciers des industries s’accentuent, les fonctions résidentielles et les fonctions industrielles sont de moins en moins séparées dans la banlieue plus lointaine. A Argenteuil, à partir de 1905, l’industrie conquiert de nouveaux espaces tout en intensifiant sa présence dans les sites qu’elle occupait déjà, ce qui entraîne un accroissement des pollutions industrielles3. L’innovation va souvent de pair avec de nouvelles nuisances : le développement de l’aviation pendant la Première Guerre mondiale se traduit, touis à Argenteuil, par l’augmentation considérable du bruit généré par l’utilisation intensive des bancs d’essais de moteurs installés chez les avionneurs. Dans le contexte de la Défense nationale, il est difficile pour les habitants de faire entendre leur voix. Mais, entre 1898 et 1935, le nombre de plaintes des résidents contre les établissements industriels triple dans la banlieue nord-ouest de Paris, et c’est à partir de 1928, quand le nombre d’installations d’établissements industriels est à son pic, que le mouvement de protestation atteint son apogée[186]. Dans les années 1930, la conflictualité diminue devant la montée du chômage et le nombre de plaintes s’effondre en 1937.

Si l’usine est chez elle en banlieue, c’est qu’elle distribue le travail. Désormais, la figure de l’ouvrier n’est plus incarnée par le mineur de la Ricamarie ou d’Anzin mais par le métallurgiste de la banlieue et Saint-Denis devient « l’archétype de la ville industrielle »[187] à la place du Creusot. La banlieue industrielle est l’une des voies d’entrée dans la modernité.


Notes :

[181] Danielle Rousselier-Fraboulet, « Les industries lourdes à Saint-Denis », Des cheminées dans la plaine. Cent ans d’industries à Saint-Denis (1830-1930), Saint Denis, Musée d’Art et d’Histoire, 1998, p. 23-32.

[182] Emmanuel Chadeau, Louis Renault, biographie, Paris, Plon, 1998, p. 26, cité par Mathieu Flonneau, « Paris au coeur de la révolution des usages de l’automobile 1884-1908 », Histoire, économie & société 2/2007, p. 61-74.

[183] Jean-Paul Brunet, « Constitution d’un espace urbain : Paris et sa banlieue de la fin du XIXe siècle à 1940 », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 40e année, n°3, 1985, p. 641-659.

[184] GPatrick Fridenson, « Les usines Renault et la banlieue (1919-1952) », in Annie Fourcault [dir.], Banlieue rouge 1920-1960, Paris, Autrement, 1992, p. 127-143.

[185] Pierre-François Claustre, « Une ville saisie par l’industrie : nuisances industrielles et action municipale à Argenteuil (1820 - 1940) », Recherches contemporaines, n° 3, 1995-1996, p. 91-119.

[186] Gérard Jigaudon, « Un siècle de cohabitation habitat-industrie dans la banlieue nord-ouest de Paris (1860-1960 », in Christoph Bernhardt & Geneviève Massard-Guilbaud, Le démon moderne. La pollution dans les sociétés urbaines et industrielles d’Europe, Clermont-Ferrand, PUB-P, 2002, p. 333-349.

[187] Jean-Paul Brunet, Saint-Denis, la ville rouge. Socialisme et communisme en banlieue ouvrière, 1890-1939, Paris, Hachette, 1980, p. 202.