2.2.2 La gestion du personnel : entre les entreprises et l’Etat

A partir de la fin du Second Empire, l’efficacité du paternalisme[169] est remise en cause par une forte contestation ouvrière, parfois violente comme à Montceau en 1882-1885.


De plus, l’émergence de la grande entreprise se traduit par l’éloignement du patron et l’effacement de la relation personnelle devant l’institutionnalisation de l’action patronale qui, avec les « lois ouvrières » votées par la IIIe République, devient à la fois concurrente et complémentaire de celle de l’Etat. Dans les bassins miniers et métallurgiques, la prise en charge de l’ensemble de la vie des familles ouvrières aboutit à un contrôle total. Avec la reprise des années 1890-1900, il s’agit de faire face à l’insuffisance de main-d’oeuvre et à sa mobilité. Chaque poussée du mouvement ouvrier est suivie, comme au Creusot après les grèves de 1899 et 1900, d’un renforcement de l’autoritarisme. Toutefois, dans quelques entreprises, la tutelle patronale revêt « une forme discrète et libérale » (Emile Cheysson), ce qui se traduit par la démocratisation des caisses de secours qui sont gérées par des délégués élus par le personnel. La politique des avantages sociaux ne bénéficie pas uniformément à tout le personnel : elle ne s’étend qu’aux ouvriers permanents, vise essentiellement les plus qualifiés, et est moins favorable aux femmes qui reçoivent toujours des prestations inférieures aux hommes.

Si le paternalisme a échoué à étouffer les grèves ouvrières, en revanche il a réussi à stabiliser le personnel : en 1889, 35 % des ouvriers ont plus de 10 ans de présence chez Baccarat et 48 % chez l’imprimeur Mame.

Pendant la Première Guerre mondiale gouvernement et entreprises développent des institutions visant à limiter les conséquences de la guerre sur les conditions de travail et de vie des ouvriers et à stimuler le rendement. Sous l’influence d’Albert Thomas, l’Etat institue un sous-secrétariat à la santé, des dispensaires, des restaurants coopératifs et des surintendantes d’usine, et, par ailleurs, intervient dans les conflits salariaux en imposant l’arbitrage obligatoire et un salaire minimum, ce qui limite l’autonomie patronale. De leur côté, les entreprises, surtout les plus grandes, à l’instar de Citroën, multiplient les services destinés à s’attacher leur personnel.

L’entre-deux-guerres est marqué par une relative diversification des politiques sociales des entreprises. Le paternalisme le plus traditionnel se perpétue dans le textile, les mines et la sidérurgie. En revanche, dans les industries nouvelles, les politiques patronales visent à rendre la main-d’oeuvre plus productive dans le cadre d’une « tutelle rationalisée ». Dans la métallurgie parisienne, elles présentent une triple spécificité : elles sont concertées dans le cadre d’associations professionnelles, elles complètent le salaire par une prime de vie chère et des allocations familiales, et elles s’efforcent d’obtenir un « bon rendement du facteur humain » à travers la création d’un service du personnel, l’amélioration de l’hygiène et de la sécurité dans les ateliers, la généralisation des services médicaux dans les usines, un début de reconnaissance du droit aux congés payés et même, dans l’automobile, le développement des loisirs comme antidote au taylorisme. Dans les secteurs sur lesquels pèsent de fortes contraintes de service public s’affirme une logique de rapports sociaux négociés et contractualisés : en 1905, les électriciens parisiens obtiennent par la grève un statut qui, pour les conditions de travail et de salaire, les assimile aux employés municipaux de la capitale ; après la guerre, c’est au nom du libéralisme social que ce statut est étendu à l’ensemble du secteur et harmonisé avec les lois sociales. Le vote d’une série de lois sociales (retraites ouvrières, allocations familiales, congés payés) fait entrer l’action des entreprises dans une logique de complémentarité et de concurrence par rapport à l’Etat alors que, en 1919 et 1936, la loi impose l’adoption d’un régime de conventions collectives (évolution du taux des salaires, conciliation obligatoire avant toute grève, etc.).


Notes :

[169] Gérard Noiriel, « Du patronage au paternalisme : la restructuration des formes de domination de la main d’oeuvre ouvrière dans l’industrie métallurgique française », Le Mouvement social, n° 144, juillet-septembre 1988, p. 17-35 ; Alain Dewerpe, « Conventions patronales. L’impératif de justification dans les politiques sociales des patrons français », in Sylvie Schweitzer (dir.), Logiques d’entreprises et politiques sociales, Lyon, Programme Rhône-Alpes-Recherches en sciences humaines, 1993, p. 19-62 ; Jean-Claude Daumas, « Les politiques sociales des entreprises en France (1880-1970), in Hélène Fréchet (dir.), Industrialisation et sociétés en Europe occidentale de 1880 à 1970, Paris, Editions du Temps, 1997, p. 105-126 ; Jean Fombronne, Personnel et DRH. L’affirmation de la fonction Personnel dans les entreprises françaises (France, 1830-1990), Paris, Vuibert, 2001.