2.3.4 Une création de la seconde industrialisation : les vallées hydroélectriques alpines

Les vallées hydroélectriques constituent le seul espace industriel entièrement généré par la seconde industrialisation[188].


Créations ex nihilo, leur existence repose sur la difficulté à transporter une énergie produite en grande quantité à partir de la force des nombreux cours d’eau montagnards. A l’origine de l’activité, on trouve des scientifiques extérieurs aux Alpes comme Paul Héroult et Henry Gall qui ont déposé chacun un brevet en 1886 (fabrications électrolytiques de l’aluminium et des chlorates). Dans l’électroindustrie, il faut tout importer - brevets, ingénieurs, ouvriers et matières premières -, et les nouvelles vallées industrielles exportent leur production vers un marché très vite mondialisé et cartellisé. Pour appliquer les acquis de la science à la production, de gros investissements sont nécessaires. Les entreprises concernées sont d’emblée des sociétés par actions dans lesquelles dominent les capitaux suisses, parisiens et lyonnais.

Cette dépendance vis-à-vis de l’extérieur s’accompagne de la construction d’un nouveau type de territoires industriels. Edifiées essentiellement dans les fonds de vallée des Alpes du nord (Grésivaudan, Maurienne, Romanche et Tarentaise), sur les lieux même de production de l’énergie où l’on a du mal à trouver de la main-d’œuvre, les nouvelles usines recrutent d’abord des manœuvres italiens mobiles qui avaient participé à la construction des chemins de fer et des nouvelles usines. Mais les besoins sont tels qu’il faut fixer ces travailleurs étrangers sur place et employer des travailleurs locaux. C’est pourquoi les entreprises doivent donner à leurs employés des raisons de s’installer dans l’industrie en les logeant, en les soignant, en les formant, en instruisant leurs enfants et en encadrant leurs loisirs. Si les usines électrométallurgiques et électrochimiques recomposent les sociétés locales en construisant leurs territoires, toutes les structurations territoriales antérieures ne disparaissent pas pour autant. Dans l’usine de Saint-Jean-de-Maurienne qui se trouve dans un endroit de la vallée où la population locale, plus nombreuse qu’ailleurs, est en partie occupée par l’agriculture, la main-d’œuvre immigrée ne représente, à la fin des années 1920, que 28% de la main-d’œuvre totale.

La nouvelle activité est, par ailleurs, responsable d’importantes atteintes à l’environnement. Dès l’année 1900, la population de Notre-Dame-de-Briançon (Tarentaise) se plaint des rejets de gaz et de poussières émanant de l’usine fondée trois ans plus tôt[189]. En Maurienne, on accuse les « émanations délétères » produites par la fabrication de l’aluminium de porter atteinte à la végétation et à la bonne santé du bétail, et l’on forme des syndicats agricoles dans les communes riveraines des usines[190]. En 1913, le pharmacien Paul Hollande présente même un projet de fédération départementale de défense contre les fumées des usines. Ce projet est soutenu par la presse locale et par une bonne partie du personnel politique local. Mais, comme sur d’autres terrains, le mouvement plie devant l’appui que l’Etat industrialiste donne aux ingénieurs qui nient les savoirs locaux et qui affirment que tout problème matériel a une solution technique. Après la Première Guerre mondiale, l’embauche souvent massive de travailleurs locaux qui vivent – mal - d’une agriculture en crise, le développement de politiques patronales de logement, de santé et d’éducation, et le versement d’indemnités de compensation amortissent largement les protestations. La pollution est évaluée, classée et « naturalisée » - sinon « invisibilisée » – par des ingénieurs dont l’expertise est reconnue par les autorités[191]. Aussi la Maurienne devient-elle la vallée de l’aluminium et l’électrochimie et l’électrométallurgie alpines qui s’appuient sur une énergie nationale sont-elles considérées comme une brillante réussite française.

Globalement, la période 1880-1940 donne une impression de transformation progressive. Mais, observée secteur par secteur, territoire par territoire et entreprise par entreprise, on voit rejouer, voire s’accentuer, les paradoxes du dualisme de l’industrie française. Sans doute les petites entreprises qui pullulent en France sont-elles très nombreuses dans les activités anciennes, notamment dans le textile, mais l’on aurait tort d’assimiler ces deux caractères. La ligne de partage entre archaïsme et modernité - avec tout ce que cette opposition a de simplificateur - traverse à la fois le monde de la grande et celui de l’entreprise petite et moyenne. Certes, la grande entreprise s’est affirmée et les établissements de plus de 500 employés donnent du travail à un tiers de la population active industrielle à la veille de la dépression des années 1930, mais ce sont souvent des individus étrangers à la grande entreprise, comme Louis Renault ou Marius Berliet, qui portent les innovations. Au contraire, les secteurs les plus concentrés, en général renforcés entre 1880 et 1940, qui dominent les industries de base datent de la première industrialisation. Fortement transformée par la seconde industrialisation, l’industrie française aborde la seconde moitié du XXe siècle en juxtaposant, comme par le passé, grande et petite entreprise, société anonyme et entreprise familiale, secteurs modernes et secteurs anciens sans que les premiers termes de ces trois couples ne s’opposent aux seconds. Une partie de l’explication tient sans doute à la structuration des mondes de production français par la segmentation du marché, par l’existence d’une main-d’oeuvre expérimentée et par celle d’un Etat particulièrement actif.

☖ La santé des travailleurs de l’industrie


La mise en place de « mécanismes de refoulement » dès les débuts de la révolution industrielle au nom du progrès a longtemps empêché le développement de l’histoire de la santé au travail. Après les travaux d’Alain Cottereau qui a mis en évidence que l’usure prématurée des ouvriers d’usine permet d’expliquer la hiérarchie des mortalités des professions[1], ce domaine a connu un important renouvellement. Caroline Moriceau a montré que les connaissances sur les risques professionnels qui se développent après 1850 avec les travaux des hygiénistes n’empêchent pas ces derniers de construire l’image d’un monde ouvrier et patronal « ignorant, inconscient, ou borné »[2]. Sans doute la fierté liée à l’exercice d’un métier dangereux, la pression du groupe et la peur de perdre son travail associée avec les dénégations patronales ont-elles largement obscurci les risques, mais les ouvriers les intériorisent tout en les refusant. Les hygiénistes ont cependant contribué à légitimer la revendication à la santé dans les mondes du travail de l’industrie. Avec la loi de 1898 sur les accidents du travail, la question de la santé au travail devient médico-légale[3] et passe aux mains des experts et des juges qui doivent faire face à une vigoureuse résistance patronale. Si la loi de 1919 reconnaît au saturnisme le caractère de maladie professionnelle, la silicose doit attendre pour cela un combat international qui ne débouche qu’en 1945. Mais ce sont souvent des médecins, et non des ouvriers, qui sont à l’origine de ces transformations. De plus, loin de supprimer les risques sanitaires, la modernisation les transforme : l’utilisation des haveuses dans les mines augmente la quantité des poussières dans les galeries. Judiciarisé, le risque sanitaire est monétarisé et devient l’objet de jeux d’expertises et de contre-expertises confus qui peuvent, au bout du compte, déboucher sur une « fabrication de l’ignorance »[4].

✐ Source :
[1] Alain Cottereau, « L’usure au travail : interrogations et refoulements », Le Mouvement social, n°124, 1983.
[2] « Les perceptions des risques au travail dans la seconde moitié du XIXe siècle », RHMC, 2009/1, p. 11-27.
[3] Paul-André Rosenthal, « La santé au travail » dans Jean-Claude Daumas et alii [dir.], Dictionnaire historique des patrons français, Paris, 2010, p. 913-917.
[4] « Éditorial. La fabrication de l'ignorance », Esprit 2014/7 (Juillet), p. 3-4.


Notes :

[188] Henri Morsel et Jean- François Parent, Les industries de la région grenobloise. Itinéraire historique et géographique, PUG, 1991, 255 p. ; Denis Varaschin, La Fée et la marmite. Électricité et électrométallurgie dans les Alpes du Nord, Le Parnant, La Luiraz, 1996 ; Nicolas Bourguinat, « Le développement de l’électrométallurgie en Maurienne : recomposition et nouvelles régulations d’un milieu rural en crise (1897-1921) », Le Mouvement social, n° 165, oct.-déc. 1993, p. 43-65 ; Gérard Vindt, « Faire l’histoire sociale d’une entreprise. Péchiney (1921-1973) », Vingtième Siècle, n°70, avril.-juin, 2001, p. 89-97.

[189] Pierre Judet, « La "Savoie industrielle". Des territoires industriels en mouvements », in Denis Varaschin, Hubert Bonin et Yves Bouvier, Histoire économique et sociale de la Savoie de 1860 à nos jours, Genève, Droz, 2014, p. 245-297.

[190] Olivier Chatterji, « Les Débuts de L’aluminium En Maurienne. Conflits et Mobilisations contre Les "émanations Délétères" (1895-1914) », Revue Française d’histoire économique/French Economic History Review, 2015 (à paraitre).

[191] Thomas Le Roux et Michel Letté, « Conflits et régulations environnementales », ch. cit.