Conclusion générale

Démographie peu dynamique et manque de main-d’œuvre mal compensé par un appel précoce à l’immigration, poids des campagnes et des petites entreprises, marché étroit et segmenté, faiblesse relative des exportations, malgré ces nombreux handicaps la France s’affirme dans la période 1880-1940 comme l’un des grands acteurs de la seconde industrialisation.


Cette transformation s’opère dans une conjoncture marquée par des moments de crise profonde (récessions de la période 1873-1896 et dépression des années trente), par les ravages causés par le premier conflit mondial, et par deux périodes de très forte croissance avant et après la Grande Guerre. Cette croissance qui permet l’ancrage de la seconde industrialisation dans le tissu industriel s’explique d’abord par des capacités d’innovation : c’est en France, souvent parallèlement aux Etats-Unis, qu’ont été conçues l’électricité, l’automobile et l’aviation. Pourtant, à la différence de l’Allemagne, peu d’entreprises disposent d’un laboratoire de recherche et, quand il existe, son rôle se limite souvent à de simples contrôles. Parallèlement, l’organisation du travail se transforme. Refusées avant le premier conflit mondial, les « méthodes américaines » s’imposent pendant la guerre à partir des activités nouvelles et de l’armement. Ces changements s’appuient sur des investissements. Ils sont particulièrement importants dans les années 1920 et la crise des années 1930 ne les interrompt pas totalement. Aussi la productivité du travail dans l’industrie gagne-t-elle, entre 1896 et 1938, plus de 2% par an, et c’est largement sur ces gains que repose la croissance.

En affirmant sa place dans la société, l’industrie la transforme et y trouve de nouveaux ressorts de développement. Elle participe amplement à la montée du salariat et à l’élargissement de la consommation tout en modifiant les hiérarchies sociales et l’échelle des revenus, et c’est sur le terrain industriel que l’Etat prend progressivement en charge la question sociale notamment dans le train de réformes des années 1900-1910 puis dans celles du Front populaire. Si un bon tiers de la population active est employé dans l’industrie vers 1938 pour un gros quart vers 1880, la signification de l’emploi industriel change : la pluriactivité s’efface devant la spécialisation et le métier devant la qualification, y compris dans le patronat. De plus en plus nombreux, les ingénieurs, notamment des Polytechniciens, tentent de s’imposer par leur compétence. Peu qualifié et favorisé par les besoins de l’industrie en main-d’œuvre, le travail féminin est visibilisé. Le poids des secteurs industriels évolue en accordant une part plus importante aux industries nouvelles. Ce n’est plus le mineur mais le « métallo » qui s’impose comme le représentant du monde ouvrier. L’industrie pénètre la vie quotidienne : l’éclairage des rues change l’image et la pratique de la ville, notamment pour les femmes. Même si cette modernité rime avec inégalités et atteintes à l’environnement, le couple ville/industrie donne figure à la modernité. Mais le confinement de la production automobile dans des petites séries de qualité et l’importance des marchés coloniaux pour les industries anciennes - y compris en période de croissance - illustrent les limites du dynamisme de l’industrie française entre 1880 et 1940.

Globalement, la période 1880-1940 donne une impression de transformation progressive. Mais, observée secteur par secteur, territoire par territoire et entreprise par entreprise, on voit rejouer, voire s’accentuer, les paradoxes du dualisme de l’industrie française. Sans doute les petites entreprises qui pullulent en France sont-elles très nombreuses dans les activités anciennes, notamment dans le textile, mais l’on aurait tort d’assimiler ces deux caractères. La ligne de partage entre archaïsme et modernité - avec tout ce que cette opposition a de simplificateur - traverse à la fois le monde de la grande et celui de l’entreprise petite et moyenne. Certes, la grande entreprise s’est affirmée et les établissements de plus de 500 employés donnent du travail à un tiers de la population active industrielle à la veille de la dépression des années 1930, mais ce sont souvent des individus étrangers à la grande entreprise, comme Louis Renault ou Marius Berliet, qui portent les innovations. Au contraire, les secteurs les plus concentrés, en général renforcés entre 1880 et 1940, qui dominent les industries de base datent de la première industrialisation. Fortement transformée par la seconde industrialisation, l’industrie française aborde la seconde moitié du XXe siècle en juxtaposant, comme par le passé, grande et petite entreprise, société anonyme et entreprise familiale, secteurs modernes et secteurs anciens sans que les premiers termes de ces trois couples ne s’opposent aux seconds. Une partie de l’explication tient sans doute à la structuration des mondes de production français par la segmentation du marché, par l’existence d’une main-d’œuvre expérimentée et par celle d’un Etat particulièrement actif.