2.1.1 Les structures des entreprises : la faiblesse relative de la concentration

Au recensement de 1906[146], 32 % de la main-d’oeuvre salariée sont employés dans les établissements de moins de 10 salariés, 28 % dans ceux de 10 à 100 et 40 % dans ceux de plus de 100. Deux constats s’imposent : le maintien des établissements de petite taille et la percée de la grande usine, mais l’usine française ‘normale’ regroupe 100 à 200 salariés.


L’analyse de la répartition sectorielle permet de dégager une typologie : les établissements de moins de 10 salariés prédominent (environ 60 %) dans l’alimentation, le bois et l’habillement qui sont faiblement industrialisés ; l’établissement moyen (entre 10 et 100 salariés) l’emporte dans le BTP (40 %), le cuir (35 %), les carrières (46 %) et les industries polygraphiques (45 %) ; l’usine de plus de 100 salariés domine dans la verrerie (56 %), la chimie (53 %), la papeterie (59 %), et le textile (69 %) où la grande usine mécanisée coexiste avec l’atelier; le travail des métaux fait coexister toutes les tailles mais avec une prédominance des usines de plus de 100 salariés (47 %) ; les mines et la métallurgie sont le domaine de la grande industrie avec 97 % des effectifs dans les établissements de plus de 100 salariés. Il n’y a alors que 574 établissements de plus de 500 salariés dont 200 dans le textile. Cette répartition reflète largement celle des entreprises : dans le textile comme dans la mécanique, les entreprises sont très dispersées ; dans la sidérurgie, le processus de concentration conduit à la domination de la branche par un oligopole de 10 entreprises qui contrôlent 70,5 % du capital en 1912 ; la concentration est plus poussée encore dans la chimie de base dominée par 5 sociétés soumises à la toute-puissance de St Gobain.

Le mouvement de concentration qui se prolonge entre les deux guerres[147] est la conséquence de l’accélération progressive de la croissance industrielle à partir de la fin du XIXe siècle et de l’intensification de l’effort d’investissement qui en résulte. Les grandes entreprises se développent essentiellement par croissance interne, mais leur taille demeure inférieure à celle des grandes firmes étrangères : en 1929, Citroën, le premier constructeur français, est 35 fois plus petit que Ford pour le capital et 22 fois pour les ventes ! Cette faiblesse relative s’explique par le manque d’ampleur du marché en raison de la faiblesse de la croissance démographique, de la lenteur de l’urbanisation et de la différenciation des modes de consommation, ce qui limite les possibilités d’adoption des méthodes de production de masse. Par ailleurs, le marché financier n’est pas assez développé pour financer un large mouvement de fusions.

Les grandes entreprises ne forment pas un ensemble homogène : en 1919, sur les 100 premières valeurs industrielles, 55 appartiennent aux secteurs de base (houillères, chimie, verre, etc.) et représentent 70 % de la capitalisation boursière, 34 aux secteurs de biens d’équipement mais avec 25 % de la capitalisation, et 11 au secteur des biens de consommation avec seulement 5 % des valeurs capitalisées. En somme, la concentration est d’autant plus forte qu’on est loin du consommateur final. La spécificité des entreprises françaises tient à la faible intégration des fonctions marketing et R&D et à la large diffusion de la structure de holding.

Si les fonctions commerciales sont faiblement développées, c’est parce que les entreprises sont davantage préoccupées de produire que de vendre. Cependant, l’organisation commerciale est plus complexe en aval qu’en amont. Dans les secteurs de base où les entreprises s’adressent à un petit nombre d’acheteurs, il existe bien un service commercial mais, comme chez St Gobain, il est surtout formé d’employés aux écritures qui recopient les factures. Au contraire, dans les industries de consommation, comme le pneumatique ou l’automobile, les entreprises ont très tôt développé des services commerciaux chargés, comme chez Citroën[148], de la promotion des nouveaux modèles, de la mise en place du réseau de concessionnaires (400 agents et 3 000 sous-agents en 1929), de la mobilisation du public (illumination de la Tour Eiffel, Croisière jaune, etc.) et du soutien au développement des agences créées à l’étranger (15 pays en 1934). Toutefois, le marché est trop étroit pour que se développe un marketing de masse.

A la différence de leurs rivales allemandes et américaines, les entreprises françaises n’internalisent pas la recherche en créant de puissants laboratoires[149]. Certes, des laboratoires de recherche apparaissent bien avant 1914 dans certaines entreprises (Schneider, Alais, Froges et Camargue, CGE, St Gobain, etc.), mais ils sont de petite taille et ont pour mission essentielle le contrôle des fabrications. Pour l’innovation, les entreprises s’adressent à des bureaux d’études et à des universitaires et, à l’instar de St Gobain, achètent des brevets à l’extérieur. La recherche pour améliorer produits et procédés se développe dans les années 20, mais les moyens alloués à la R&D restent faibles : avant 1939, aucune entreprise française n’y consacre plus de 1% de son chiffre d’affaires.

La faiblesse du marché des capitaux explique que les groupes prennent souvent la forme de holdings plutôt que de groupes intégrés avec une structure multidivisionnelle car la constitution d’un portefeuille de participations est moins coûteuse et assure le contrôle d’usines dans diverses branches de la même industrie. La création de la Compagnie générale d’électricité en 1898 ou le développement dans les années 20 de l’Union européenne autour de Schneider illustrent bien cette méthode.

☖ Alfred Chandler et l’entreprise moderne


Analysant dans La Main visible des managers (1977, traduction en 1988) les changements dans les structures des entreprises américaines, l’historien américain identifie le développement de la grande entreprise moderne au passage progressif d’une forme unitaire à une forme multidivisionnaire.

A partir des années 1870, les firmes américaines adoptent un organigramme fonctionnel centralisé, dite forme unitaire (ou forme U), où la direction générale s’appuie sur des départements fonctionnels (administration, finances, production, ventes, achats, R&D, etc.) et supervise les unités opérationnelles organisées autour d’une activité ou d’un produit. Cette organisation vise à rationaliser la production et à réaliser des économies d’échelle, mais la rigidité de fonctionnement que cet organigramme implique, l’absence de séparation entre gestion au jour le jour et planification stratégique, et la difficulté à s’adapter à la diversification des produits et à la dispersion des marchés, réduisent l’efficacité et la croissance de la firme.

Selon Chandler, ce sont ces difficultés organisationnelles qui conduisent à adopter à partir des années 1900 une structure plus décentralisée, dite forme multidivisionnaire (ou forme M), où les divisions correspondent à des activités productives ou à des zones géographiques et intègrent production et commercialisation, alors que leur coordination est assurée par la direction qui en nomme les dirigeants, planifie les investissements et alloue les ressources. Considérées comme des centres de profit quasi autonomes, les divisions sont concurrentes entre elles, ce qui est sensé favoriser une plus grande capacité d’adaptation aux évolutions des marchés. Cette forme d’organisation pose la question du degré d’autonomie de chaque division et de la gestion de l’innovation (faut-il créer une nouvelle division pour chaque nouveau produit au risque d’affaiblir la cohérence globale de la firme ?).

Cependant, l’évolution des structures des entreprises n’est pas linéaire : l’adoption de la forme M dépend à la fois de la taille du marché des produits et de la structure du marché des capitaux, de sorte que ce qui vaut pour les Etats-Unis ne vaut pas nécessairement pour un autre pays.

Dans les industries nouvelles (bicyclette, automobile, pneumatique, équipement électrique, aéronautique, etc.), on assiste d’abord à un pullulement de petites entreprises car le démarrage n’exige pas de fonds importants. Cependant, en quelques années, certaines d’entre elles se transforment rapidement en grandes entreprises, voire en groupes multinationaux, à l’instar de Michelin, Vallourec ou Renault[150] qui constitue l’exemple le plus démonstratif. Ses débuts sont très modestes – 90 000 F de capital, un atelier de 300 m2, 6 ouvriers, 6 voitures produites en 1898 – mais la croissance est extrêmement rapide : 110 ouvriers en 1900, 4 400 en 1914, 21 200 en 1919 et 33 000 en 1939, alors que le chiffre d’affaires (en francs courants) passe de 117 622 F en 1899 à 57,5 M en 1914, 249 M en 1919 et 2 400 M en 1933. Avant la guerre, Renault offre l’image typique du constructeur automobile français – technologie créatrice, production de qualité, gamme de modèles étendue, modernisation active de l’outillage – tout en se distinguant de ses concurrents par l’intégration de la distribution. Après la guerre, Renault se hisse au rang de grande entreprise moderne grâce à l’adoption de procédés américains, à la diversification des modèles et à l’intégration des approvisionnements. Cependant, la firme n’a pas recours au même degré que les américaines à la publicité et au crédit.

Les PME qui étaient à l’origine du développement des industries nouvelles conservent dans la phase d’expansion des années 20 un rôle actif en matière d’innovation et d’ouverture des marchés[151]. Leur croissance est même plus rapide et leur rentabilité plus élevée que celles des grandes entreprises. Michel Lescure a recensé trois situations : la sous-traitance pour la fabrication de pièces détachées pour l’automobile ; la complémentarité entre les PME spécialisées dans la fabrication de petits matériels électriques en petits lots (Merlin-Gérin qui livre interrupteurs et coupe-circuits pour paquebots) et les grands groupes qui produisent en série du gros matériel (Alsthom, CGE) ; la spécialisation technique à l’instar de Treca qui doit sa réussite à la maîtrise de la fabrication de câbles fins pour l’aéronautique.


Notes :

[146] François Caron, Histoire économique de la France XIXe-XXe siècle, Paris, Colin, p. 1995, p. 143-149.

[147] Maurice Lévy-Leboyer, « The large corporation in modern France », in Alfred Chandler, Herman Daems, Managerial hierarchies, Cambridge, Mass., Harvard UP, 1980, « The large family firm in French manufacturing », in Akio Okochi, Shigeaki Tasuoka (dir.), Family Business in the Era of Industrial Growth: Ownerhip and Management, Tokyo, Tokyo University Press, 1984, et « La grande entreprise : un modèle français », in Maurice Lévy-Leboyer, Jean-Claude Casanova (dir.), Entre l’Etat et le marché. L’économie française des années 1880 à nos jours, Paris, Gallimard, 1991 ; Jean-Pierre Daviet, Un destin international. La Compagnie de Saint-Gobain de 1830 à 1939, Paris, Editions des Archives contemporaines, 1988, p. 246-249 et 574-575 ; Jean-Claude Daumas, « Industrialisation et structures des entreprises en France, 1880-1970 », in Jacques Marseille (dir.), L’industrialisation de l’Europe occidentale (1880-1970), Paris, ADHE, 1998, p. 215-236.

[148] Sylvie Schweitzer, André Citroën …, op. cit., p. 127-179.

[149] François Caron, « Changement technique… », op. cit.

[150] Patrick Fridenson, Histoire des usines Renault. T. 1. Naissance de la grande entreprise, 1898-1939, Paris, Seuil, 1972.

[151] Michel Lescure, PME et croissance économique. L’expérience française des années vingt, Paris, Economica, 1996.