2.2.1 Théorie et pratiques de l’organisation du travail

La rationalisation du travail s’inspire de deux systèmes différents : le taylorisme qui repose sur la séparation entre la conception et l’exécution de la production industrielle décomposée en tâches élémentaires et uniformes, et le fordisme qui conçoit la production comme un flux permettant la production de masse et, éventuellement, l’augmentation les salaires pour fidéliser la main d’oeuvre.


Or l’industrie française doit à la fois affronter le manque de main d’oeuvre que les méthodes nouvelles peuvent soulager, et tenir compte du caractère réduit du arché qui interdit les investissements trop lourds. Pour la majorité des chefs d’entreprise, il n’est pas question de se lancer dans des dépenses incertaines, ni de céder leur autorité à quelque salarié que ce soit. Au contraire, de nombreux ingénieurs voient dans le caractère scientifique et technique de l’organisation scientifique du travail (OST) un moyen de repenser l’usine en même temps qu’un moyen d’y affirmer leur place. En réalité, seul Citroën adopte l’ensemble du modèle américain au prix de lourds investissements. Le taylorisme demande du temps et le chronométrage peut susciter de redoutables réactions ouvrières et, dans l’industrie automobile, c’est surtout le fordisme sans hausse significative des salaires que l’on adopte.

Si Ernest Mattern, directeur général technique chez Peugeot, s’efforce d’organiser le travail comme un flux[162], les patrons français adoptent des méthodes différentes selon la situation de leur entreprise et en fonction de choix individuels. Si l’OST est assez largement adoptée dans les secteurs nouveaux comme la construction électrique, les chefs d’entreprise préfèrent souvent aux méthodes américaines la modernisation par la mécanisation qui permet d’économiser la main-d’oeuvre (sidérurgie lorraine). Ils s’efforcent également d’économiser sur les salaires, notamment en adoptant le système de Charles Bedaux qui s’appuie sur le calcul des temps d’exécution des tâches (houillères, textile) tandis que certains patrons préfèrent renforcer les structures de commandement selon les idées de Fayol (Pont-à-Mousson)[163]. Cependant ces changements ne concernent que marginalement les PME qui n’ont pas les moyens de bouleverser le processus de production.

Même si Henry Le Châtelier, l’un des principaux introducteurs de la pensée de Taylor en France, se prononce assez tôt pour le principe de la séparation entre l’exécution des tâches et leur conception, la rationalisation du travail se limite avant la guerre à des expériences de chronométrage dans des entreprises nouvelles comme les usines Renault. Alors que « l’entreprise était encore constituée d’un agrégat d’ateliers autonomes »[164], ces essais doivent être abandonnés devant l’opposition des ouvriers de métiers qui y voient une perte de dignité et une déqualification. Mais le cas de Renault ne résume pas la question du rapport de l’ouvrier à l’OST. Alors que sévit la « grande crise sardinière » entre 1902 et 1912, les ouvriers soudeurs, piliers de la conserverie industrielle et fiers de leur savoir-faire, refusent les sertisseuses mécaniques en organisant de nombreuses grèves souvent accompagnées de destructions[165]. Venu soutenir la protestation des ouvriers de métier, le dirigeant de la CGT, Alphonse Merrheim, explique pourtant que « quoi qu’on fasse, la machine s’implantera »[166]. Il s’agit selon lui de tenter de s’adapter. On voit que, à la veille de la guerre, le mouvement ouvrier ne condamne pas unanimement les méthodes nouvelles auxquelles le premier conflit mondial fournira une occasion exceptionnelle d’application dans la fabrication des obus et dans les industries d’armement. En s’appuyant sur des patrons novateurs comme Louis Renault et André Citroën, les ingénieurs métallurgistes jouent un rôle de premier plan à la fois dans la fabrication de matériaux de qualité régulière – notamment les aciers à coupe rapide – et en répandant des méthodes de travail inspirées par Taylor et Ford[167]. Il devient possible d’employer des masses d’ouvriers non qualifiés (immigrés, femmes et adolescents) pour compenser le manque d’hommes adultes. Ainsi réorganisée, l’industrie métallurgique est donc la première à répondre aux commandes militaires et aux sollicitations du ministre des Armements.

☖ Alphonse Merrheim (1871-1925), la connaissance au service des travailleurs et de la paix.


Ouvrier chaudronnier né dans une famille ouvrière du Nord, Alphonse Merrheim fonde le syndicat des chaudronniers et travaille à la construction d’une Fédération des ouvriers métallurgistes, effective en 1909. Il est surtout connu pour sa participation à la conférence internationale contre la guerre de Zimmerwald (sept. 1915) et par son évolution vers des positions modérées proches de celles du président Wilson. Mais, souvent incompris, il est aussi l’un des rares syndicalistes-révolutionnaires à pratiquer les études économiques et sociales pour donner de l’efficacité à l’action syndicale à un moment où le taylorisme, qui l’inquiète, fait ses premiers pas en France. Ce sont ses connaissances qui lui font imaginer l’imminence de la guerre en raison des rivalités entre les impérialismes. Son travail, Alphonse Merrheim l’a mené grâce à des lectures, des dépouillements et des enquêtes de terrain dont l’importance est manifeste dans ses écrits. A la suite des grèves qu’il est allé soutenir, il a écrit notamment à partir de 1909 pour la Vie ouvrière toute une série de monographies très riches et encore utiles aujourd’hui, et, en 1913, il publie avec le journaliste Francis Delaisi un gros ouvrage, La Métallurgie, son origine et son développement.

Alors que le développement de l’électricité leur donne les moyens de réaliser l’utopie productive taylorienne et fordiste, les ingénieurs promoteurs de l’OST voient leur influence diminuer dès le retour de la paix avec l’effacement de l’Etat, le retour des anciennes pratiques patronales, et le développement de la production de masse qui renforce les impératifs du marché et redonne toute leur importance aux choix financiers. Malgré l’importance du travail d’hommes comme Ernest Mattern qui prolonge chez Peugeot son travail de réorganisation de l’espace de l’usine, l’OST poursuit ses avancées sous la direction des chefs d’entreprise. La crise des années trente accentue ces tendances. La baisse des débouchés et le caractère instable des prix des matières premières n’interrompent pas toujours les transformations opérées dans la décennie précédente. La progression des moyens mécaniques persiste dans de nombreux secteurs (automobile, chemins de fer, construction électrique, mines, industrie alimentaire). Ainsi dans les houillères de Lorraine, le havage mécanique permet d’augmenter les rendements de 75% entre 1930 et 1935[168]. Mais la pression patronale s’accentue à la fois sur les ingénieurs et sur les ouvriers. Le système Bedeaux, le salaire au rendement et les systèmes de primes sont souvent préférés aux méthodes américaines. Les résultats ne sont pas négligeables. Dans les mines de la Roche-la-Molière-Firminy, les coûts de production au fond sont diminués de 25% tandis que la moyenne des gains horaires des ouvriers augmente de 15%. Si le patron reste le maître incontesté de l’entreprise, les politiques sociales n’en évoluent pas moins.


Notes :

[162] Yves Cohen, Organiser à l’aube du taylorisme. La pratique d’Ernest Mattern chez Peugeot, 1906-1919, Besançon, PUFC, 2001, 495 p.

[163] Jean-Marie Moine, Les barons du fer. Les maîtres de forges en Lorraine du milieu du 19e siècle aux années trente. Histoire sociale d’un patronat sidérurgique, Metz, Serpenoise, 2003.

[164] Aimée Moutet, « Les origines du système de Taylor en France Le point de vue patronal (1907-1914) », Le Mouvement social, n°93, p. 15-49, p. 29.

[165] Bernard André, « Du monopole mondial au marché partagé : l’adaptation réussie de l’industrie de sardines (1820-1914) », in Louis Bergeron et Patrice Bourdelais [dir.], La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ? Paris, Belin, 1998, p. 177-195.

[166] Alphonse Merrheim, « Les soudeurs bretons », La Vie ouvrière, n°3, 5 novembre 1909, lundi 20 août 2007.

[167] Aimée Moutet, « Ingénieurs et rationalisation. Dans l’industrie française de la Grande Guerre au Front Populaire », Culture technique, n°12, « Les ingénieurs », André Grelon [dir.]), mars 1984, p. 137-153.

[168] Aimée Moutet, « Une rationalisation du travail dans l’industrie française des années trente », Annales, sept.-oct. 1987, n°5, p. 1061-1078.