L’industrie française dans la seconde industrialisation, 1880-1940

par Jean-Claude Daumas et Pierre Judet

Des années 1870 à 1940, le visage de la France industrielle a été profondément renouvelé. A la veille de la guerre, l’industrie pèse plus lourd avec 33,6 % de la population active en 1936 contre 28,4 % en 1872.


Dans la répartition des salariés selon la taille des établissements, un glissement s’est opéré au profit des plus grands (32,2 % dans les établissements de plus de 500 en 1931 contre 18,5 % en 1906), tandis que la place des petits s’est amenuisée (de 32,2 % à 19,7 %). En 1931, la SGF prend acte de l’évolution en créant la catégorie des établissements de plus de 1 000 salariés. De nouvelles technologies se sont largement diffusées – de l’électricité à l’automobile en passant par l’aluminium et la chimie organique – et l’industrie propose de nombreux produits nouveaux aux consommateurs : la bicyclette, l’automobile, le téléphone, le pneumatique, bien sûr, mais aussi la soie artificielle, les pellicules photographiques, l’aspirine et les conserves alimentaires. Dans beaucoup d’usines, l’électricité a remplacé la vapeur et la mécanisation a beaucoup progressé : dans le textile, le travail à bras encore très présent vers 1870 a pratiquement disparu alors que le métier automatique triomphe dans les grandes usines de Roubaix ou d’Elbeuf. L’industrie automobile a été le laboratoire de l’OST, mais le travail à la chaîne a conquis jusqu’aux industries de la chaussure et de la confection. Le changement s’est inscrit aussi dans les paysages avec le surgissement ex nihilo des vallées hydroélectriques et l’extension de la banlieue qui est devenue le territoire par excellence des usines car elle offre l’avantage de l’espace. Jusqu’aux représentations qui ont évolué : l’ouvrier métallurgiste n’a-t-il pas remplacé le mineur comme incarnation de la classe ouvrière ? En somme, la France a fait sa mue et on aurait bien tort de prétendre qu’elle a raté la seconde révolution industrielle.

Cependant, cette transformation n’a rien de linéaire ni de lisse. En effet, entre les années 1870 et la Seconde Guerre mondiale, l’industrie française traverse une série de phases contrastées de crise douloureuse et d’essor brillant. Pendant la Grande Dépression, le patronat, acculé à la défensive, a préparé la sortie de crise en élaguant les branches vieillies, en éliminant les surcapacités et les sureffectifs, et en mécanisant. De la fin du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’industrie retrouve une croissance très rapide qui repose à la fois sur des secteurs nouveaux nés de la seconde industrialisation et sur des secteurs anciens redynamisés. Non seulement la Guerre a interrompu cette phase d’essor mais elle a eu un impact différencié selon les branches : les commandes pour la Défense ont été un facteur d’industrialisation intensive pour certains secteurs et régions, quand d’autres au contraire, ceux en particulier pour lesquels les pertes dues à l’invasion ont été sévères, ont vu leur développement contrarié. Les années vingt sont emportées par une croissance rapide qui s’appuie sur de nouveaux schémas de consommation et une politique d’investissement qui recherche les gains de productivité, mais celle-ci n’a pas perdu son caractère dualiste car, à côté de secteurs industriels très capitalistiques et très dynamiques, on constate la survivance d’industries traditionnelles qui, pour certaines, sont pleines de vitalité et même prospères. Plus tardive en France qu’ailleurs car la prospérité s’y prolonge jusqu’en 1931, la grande crise des années trente y dure aussi plus longtemps, en raison vraisemblablement d’erreurs de politique économique. La reprise n’a pas lieu avant 1938 et le rétablissement est brutalement interrompu par la guerre.

Les historiens sont nombreux à avoir souligné que, par bien des traits, la phase de prospérité des années vingt prolonge celle de la Belle Epoque et, malgré la rupture de la guerre dont la Reconstruction a d’ailleurs rapidement effacé les effets, sont tentés d’y voir une seule et même phase de croissance intensive de style moderne parce que fondée sur les techniques nouvelles de la seconde industrialisation, la recherche systématique de la productivité et de nouveaux schémas de consommation. Cependant, l’évolution est demeurée inachevée, et il serait sans doute excessif d’y voir autre chose que l’esquisse de la croissance des Trente Glorieuses. En tout cas, cette situation contradictoire nous invite à nous interroger sur les ressorts d’une croissance qui fait la part belle à la fois aux dynamiques d’une croissance industrialiste et moderne et à l’héritage du XIXe siècle.

Dans une première partie, une fois retracées les phases d’une conjoncture très contrastée, il s’agira d’analyser les dynamiques des marchés, les logiques de l’innovation, et les évolutions sectorielles en distinguant industries nouvelles et anciennes. La seconde partie se focalisera sur les structures des entreprises et la composition du patronat dont on scrutera les comportements et les mentalités, les transformations du monde du travail en démêlant les fils de l’organisation du travail, de la gestion du personnel et des hiérarchies professionnelles, et enfin les évolutions de la géographie industrielle remodelée par la seconde industrialisation.