2.1.2 Un patronat hétérogène : entre école, famille et métier

Après 1885, on observe une tendance à la démocratisation de l’accès au patronat en raison du rôle de plus en plus grand que jouent les grandes écoles dans la formation des dirigeants d’entreprise, mais ces patrons salariés n’ont pas éliminé le patronat propriétaire aux commandes des entreprises familiales ; le capitalisme commercial et le métier continuent également d’alimenter les rangs du patronat. Une typologie sommaire qui croise origine sociale, formation et type d’activité, permet d’y voir plus clair.


Quasiment ignorés par les historiens, les ouvriers-patrons sont en général plus proches des premiers que des seconds. « S’établir » est le rêve de nombreux travailleurs mais ce rêve ne peut se réaliser que dans les secteurs à faible intensité capitalistique. Nombreux dans les industries sous-traitantes issues de la proto-industrialisation - horlogerie-décolletage de la vallée de l’Arve, coutellerie de Thiers, serrurerie du Vimeu ou confection parisienne -, leur existence en plein XXe siècle témoigne de la flexibilité de certains secteurs de l’industrie française. Dans la vallée de l’Arve, l’établissement à son compte permet de réguler les relations sociales et c’est souvent quand la conjoncture le rend impossible qu’éclatent les conflits sociaux[152].

Dans la rubanerie stéphanoise[153], l’activité industrielle est pour l’essentiel organisée dans le cadre de la fabrique collective. Des années 1880 aux années 30, le patronat rubanier est majoritairement formé d’héritiers d’entreprises familiales fondées au début du XIXe auxquels s’ajoutent quelques patrons qui ont fondé leur affaire à la fin du siècle. Il y a bien quelques usiniers, mais la plupart sont des fabricants qui ne fabriquent rien : ils créent les modèles, fournissent les matières premières aux artisans-passementiers et commercialisent les rubans. Si les plus traditionnalistes restent fidèles à l’article mode, de qualité, les plus lucides prennent acte de son déclin et, entre les deux guerres, se tournent vers le ruban industriel ou le tissu élastique. C’est cette capacité à s’adapter à l’évolution du marché qui est la clé de leur survie après 1945.

Des entreprises familiales ont joué les premiers rôles dans tous les secteurs de la première révolution industrielle[154]. Entre les deux guerres, elles sont toujours présentes dans les activités où elles se sont affirmées : les Solages dans le charbon, les Schneider et les Wendel dans la sidérurgie, les Motte, les Prouvost ou les Blin dans le textile, les Gillet dans la chimie, les Japy dans la petite mécanique, etc. D’autres, au contraire, ont fait évoluer leurs activités à l’instar des Peugeot qui, de la filature de coton et de la métallurgie, passent au cycle puis à l’automobile, ou encore des Dietrich qui, à partir de la fonderie, se tournent successivement vers le matériel ferroviaire, l’automobile et l’aéronautique.

Des nouveaux venus, presque toujours sans vraie formation technique et avec une mise de fonds initiale réduite, se lancent dans les secteurs nouveaux de la seconde industrialisation : à Lyon, on peut citer Marius Berliet dans l’automobile, les Lumière dans la photographie, ou Luc Court dans la construction mécanique. Ils fondent des entreprises que, dans la plupart des cas, la génération suivante, plus diplômée, développe, asseyant même pour certaines leur domination au niveau national. Cependant, ces nouveaux secteurs ont rarement été propices à la formation de dynasties patronales. C’est le cas, en particulier, dans la construction électrique où l’énormité des besoins en capitaux et les blocages du marché ont eu raison de la plupart des entreprises familiales, les seules à connaître le succès venant d’autres secteurs (Schneider, SACM, Empain)[155].

Après 1885, des entrepreneurs innovateurs font émerger de nouvelles industries liées à l’électricité, au moteur à explosion, à la chimie de synthèse. Ils sont particulièrement nombreux dans l’industrie automobile naissante[156]. Les conditions nécessaires pour devenir constructeur sont aisées à réunir : une petite mise de fonds, un atelier, des compétences mécaniques, et quelques ouvriers mécaniciens. Les constructeurs sont en effet des assembleurs qui montent des véhicules à partir d’éléments fabriqués par des sous-traitants. L’industrie automobile s’est greffée sur l’industrie du cycle. D’où sa dispersion : Paris en raison de la richesse de la clientèle et de l’abondance de main-d’oeuvre qualifiée, mais aussi Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Tours, Sochaux, Pontarlier, Vierzon, etc. Le constructeur type est issu de la moyenne bourgeoisie, a fait des études secondaires, est parfois diplômé d’une école d’ingénieurs (Armand Peugeot, Emile Levassor, René Panhard sont centraliens, Henri Delage et Léon Serpolet sont des gad’zarts), et a généralement une expérience dans la fabrication de cycles. Mais il y a aussi des profils plus diversifiés : des aristocrates (De Dion), des ouvriers (Adolphe Clément est serrurier), des autodidactes (Louis Renault a raté Centrale, Ettore Bugatti a fait des études de sculpture et Berliet est fils de canut). Leur réussite repose sur leur capacité d’innovation, le soutien financier de la famille, le réinvestissement des bénéfices (qui sont élevés), la qualité de la main-d’oeuvre, et un vivier de sous-traitants spécialisés. Avant 1914, c’est essentiellement une industrie de luxe qui exporte jusqu’à 45 % de la production à la veille de la guerre.

L’étude prosopographique réalisée par Maurice Lévy-Leboyer sur les dirigeants des grandes entreprises[157] fait ressortir une série de faits saillants : la diminution du nombre de patrons propriétaires qui de 71 % de l’échantillon en 1912-1929 tombent à 52 % en 1929-1939, l’étroitesse croissante du milieu dans lequel se recrutent les dirigeants puisque milieux d’affaires, fonctionnaires supérieurs et professions libérales voient leur part passer de 67,1 % en 1912 à 85,9 % en 1939, l’augmentation du nombre de parisiens de naissance qui monte de 27,6 à 34,5 % et, enfin, l’élévation du niveau d’études. Ce dernier point est essentiel : en 1939, il n’y a plus dans l’échantillon de patrons n’ayant pas dépassé l’école primaire (contre 1,2 % en 1912), la part de ceux s’étant contenté de faire des études secondaires a fortement régressé (de 23,5 à 7,6 %), et le nombre de juristes a un peu diminué (de 21,2 à 20,7 %), quand au contraire les effectifs des ingénieurs se sont sensiblement accrus (de 54,1 à 70,8 %). C’est à partir de 1900 que s’affirme un patronat composé de « techniciens salariés » apte à résoudre les problèmes d’organisation de la grande entreprise, qu’il s’agisse d’entreprises fondées par des ingénieurs ou d’entreprises existantes ayant fait appel à des ingénieurs formés dans les grandes écoles. C’est en effet l’époque où des ingénieurs ont fondé les entreprises qui dominent la construction électrique, l’électrométallurgie, les industries automobile et aéronautique (Pierre Azaria, Louis Blériot, André Citroën, Pierre-Georges Latécoère, Marcel Bloch qui deviendra Dassault, Paul-Louis Merlin, etc.). D’autres rejoignent une entreprise existante après être passé par l’administration où ils ont acquis la connaissance des rouages de l’Etat et l’expérience de la gestion de vastes services (Auguste Detoeuf chez Alsthom, Albert Petsche et Ernest Mercier à la Lyonnaise des Eaux et de l’Eclairage, Louis Marlio chez Péchiney, etc.). Un Alexandre Dreux qui dirige les Aciéries de Longwy alors que, fils d’agriculteur, il n’a d’autre instruction que primaire et a débuté sa carrière comme employé, fait désormais figure d’exception.

Les grandes écoles jouent un rôle central dans l’accès aux fonctions dirigeantes des grandes entreprises[158]. Polytechnique qui prépare au service de l’Etat et dont l’enseignement est à la fois académique et abstrait, occupe une position dominante qu’aucune filière de formation ne concurrence sérieusement. C’est d’abord le cas de Centrale dont les anciens élèves qui ont reçu une formation plus pratique parviennent moins souvent au sommet des grandes entreprises, sauf lorsque, comme les Peugeot ou les Japy, ils sont héritiers du capital. En revanche, plus que les X, et parce que leur formation plus technique les prépare mieux à l’innovation, ils sont des fondateurs d’entreprise, à l’instar de Pierre Azaria qui crée la CGE en 1898[159]. Pour leur part, les instituts techniques spécialisés (chimie à Lyon, Nancy et Paris, électrotechnique à Lille, Nancy et Grenoble) qui se développent dans le giron de l’université, les écoles de commerce qui ne sont pas très regardantes sur la qualité de leur recrutement, ou les Arts et Métiers fournissent essentiellement des cadres techniques ou des dirigeants de PME. Cependant, il existe en province des écoles créées et contrôlées par le patronat, bien adaptées aux besoins de l’industrie régionale, qui, comme dans le Nord textile[160], forment les fils de patrons, y compris les rejetons des plus grandes familles, les diplômes d’ingénieurs délivrés par l’Ecole des Hautes études industrielles (créée en 1885) et l’Institut technique roubaisien (1895) étant d’ailleurs reconnus par l’Etat en 1935. Les anciens élèves de l’X sont de plus en plus nombreux dès le milieu du XIXe siècle à quitter le service de l’Etat pour « pantoufler » dans une entreprise, mais les directions des plus grandes entreprises sont réservées à ceux qui, sortis parmi les premiers du classement (« la botte »), sont passés par la filière des grands corps techniques, les Mines et les Ponts. Globalement, une bonne moitié des membres des corps quitte le service de l’Etat pour l’entreprise où ils montent rapidement dans la hiérarchie des responsabilités jusqu’à occuper une fonction de direction. Ils sont attirés par les branches liées à leur activité : pour les Mines, l’industrie extractive, et par extension la sidérurgie, la métallurgie, la chimie et le pétrole, et pour les Ponts, les chemins de fer, puis les travaux publics, la production-distribution de gaz et d’électricité, et la construction électrique. Ce que l’on a appelé « l’atout Etat » joue donc un rôle déterminant dans les carrières patronales qui, par ailleurs, tendent à se professionnaliser mais ce n’est que lentement que l’on passe des notables aux gestionnaires[161].


Notes :

[152] Pierre Judet, Horlogeries et horlogers du Faucigny (1849-1934). Les métamorphoses d’une identité sociale et politique, PUG, 2004.

[153] Brigitte Reynaud, L’industrie rubanière dans la région stéphanoise (1895-1975), Saint-Etienne, PU de Saint-Etienne, 1991.

[154] Jean-Claude Daumas, « Famille et entreprise », in Jean-Claude Daumas et alii (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010, p. 829-836.

[155] Pierre Lanthier, « Dynasties patronales et construction électrique : une greffe qui n’a pas pris », Entreprises et Histoire, n° 9, septembre 1995, p. 13-24.

[156] Patrick Fridenson, « Pionniers de l’automobile », in Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, op. cit., p. 45-49 ; Jean-Louis Loubet, « Les pionniers de l’automobile », in Jacques Marseille (dir.), Créateurs et créations d’entreprises de la révolution industrielle à nos jours, Paris, ADHE, p. 141-162.

[157] Maurice Lévy-Leboyer, « Le patronat français, 1912-1973 », in Maurice Lévy-Leboyer (dir.), Le patronat de la seconde industrialisation, Paris, Les Editions ouvrières, 1979, p. 137-188.

[158] Hervé Joly, « Les études sur le recrutement du patronat : une tentative de bilan critique », Sociétés contemporaines, 2007, n° 68, p. 133-154, « Grandes écoles : la fabrique des dirigeants » et « Grands corps et pantouflage : le vivier de l’Etat », in Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons, op. cit., p.789- 796 et 796-803.

[159] Yves Bouvier « Pierre Azaria », in Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons, op. cit., p. 49-51.

[160] Jean-Claude Daumas, Les territoires de la laine. Histoire de l’industrie lainière en France au XIXe siècle, Villeneuve d’Ascq, PU du Septentrion, 2004, p. 250-260 ; Jean-Luc Mastin, « Les écoles régionales du patronat : le cas du Nord », in Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique des patrons, op. cit., p. 803-807.

[161] Hervé Joly, « Les dirigeants des grandes entreprises industrielles françaises au 20e siècle : des notables aux gestionnaires », Vingtième siècle, n° 114, avril-juin 2012, p. 17-32.